Dans un arrêt du 6 novembre 2020, le Conseil d’Etat a précisé les modalités d’engagement de la responsabilité d’un sous-traitant de second rang par l’entreprise titulaire d’un marché public de travaux. Outre la compétence de la juridiction administrative, l’arrêt retient que l’entreprise titulaire est recevable à invoquer, sur le terrain quasi-délictuel, une faute simple du sous-traitant de second rang.
1. L’examen préalable de la compétence : continuité de la jurisprudence De Castro
L’examen des questions préalables par le juge administratif n’a rien d’un long fleuve tranquille : toute requête présentée à lui est ainsi soumise à une série de vagues tendant à l’éloigner d’un examen au fond.
Parmi ces questions préalables, figurent notamment la vérification d’un éventuel désistement, l’examen de la compétence de la juridiction administrative, des hypothèses de non-lieu et, enfin, de la recevabilité des conclusions. C’est précisément la question de la compétence de la juridiction administrative d’une part, et celle de la recevabilité des conclusions du demandeur d’autre part, que le juge administratif a précisé à propos de l’appel en garantie du sous-traitant de second rang par le titulaire d’un marché public de travaux.
Ainsi la demande de l’entreprise titulaire tendant à ce que soit retenue la responsabilité d’un sous-traitant de second rang, toutes deux personnes de droit privé, n’apparait pas spontanément ancrée dans la compétence du juge administratif. Cela est d’autant plus vrai que le recours du titulaire à l’encontre de son sous-traitant direct, lié à lui par un contrat de droit privé, relève évidemment du juge judiciaire, de même que l’action en garantie (TC, 16 novembre 2015, Métropole européenne de Lille, n° C4029, Tables). Ainsi doit-il en aller autrement avec le sous-traitant de second rang ?
Gardant le cap fixé par la décision De Castro, le juge a d’abord réaffirmé le principe selon lequel : « Le litige né de l'exécution d'un marché de travaux publics opposant des participants à l'exécution de ces travaux relève de la compétence de la juridiction administrative, sauf si les parties en cause sont unies par un contrat de droit privé » (TC, 24 novembre 1997, Société de Castro c/ B... et S..., n° 3060, Lebon ; 2 juin 2008, Souscripteurs des Lloyds de Londres c/ commune de Dainville, n° 3621, Lebon).
Ainsi en matière d’exécution de travaux publics, l’examen est réalisé en deux temps : il appartient tout d’abord au juge de vérifier si les parties ont participé à l’exécution des travaux, avant de se demander si celles-ci unies par un contrat de droit privé.
S’agissant en premier lieu de la qualité de participant à des travaux publics, cette notion extensive inclut les entrepreneurs qui ont pris une part intellectuelle à l’exécution de ceux-ci, tels que les maîtres d’œuvres et bureaux d’études (TC, 15 février 1999, EURL Girod, n° 03077).
S’agissant en second lieu de l’inexistence d’un contrat de droit privé, celle-ci est confirmée sans difficulté dès lors que le sous-traitant de second rang est intervenu au profit du sous-traitant direct pour calculer les contraintes dues à l'action de la houle d’une part, n’étant nullement lié à l’entrepreneur principal. A ce titre le Conseil d’Etat a préféré écarter l’hypothèse houleuse d’un bloc de compétence du juge judiciaire qui résulterait d’un groupe de contrats de droit privé.
L’examen successif, voire quasi-conjoint, de ces deux conditions est indispensable.
Ainsi bien qu’elle se rapporte à une relation extracontractuelle entre deux personnes privées, l’action en garantie du titulaire à l’encontre du sous-traitant de second rang échappe à l’application de l’article 1240 du code civil et demeure ancrée dans le giron de la juridiction administrative, en raison de leur qualité déterminante de participants à des travaux publics.
Cette solution, solidement embarquée, semble pour ainsi dire ne pas bouger d’un iota (TC, 15 janvier 1973, Sté Quillery-Goumy c/ Sté chimique routière d'entreprise générale et Sté bretonne de travaux publics, n° 1973, Lebon ; 26 mai 1982, Ville de Chamonix et autres, n° 16488, p. 671 : à propos de la responsabilité du maître d’œuvre à l’égard d’un entrepreneur).
2. Une action en garantie du titulaire contre le sous-traitant indirect de nature quasi-délictuelle et fondée sur un régime de faute simple
Au titre de l’examen de la recevabilité de l’appel en garantie présenté par le titulaire contre le sous-traitant indirect, le Conseil d’Etat a été saisi d’un moyen tiré de ce que cet appel en garantie ne saurait viser d’autre cas de responsabilité que celui qui résulterait d’une violation des règles de l’art ou des dispositions législatives et réglementaires.
Le moyen soulevé par le sous-traitant indirect tendait en effet à opposer à l’action en garantie présentée par le titulaire une exception identique à celle qu’il est possible d’opposer à l’action présentée par le maître d’ouvrage, lorsque ce dernier agit sur le terrain quasi-délictuel contre des participants à l’opération de travaux avec lesquels il n’entretient aucun lien contractuel.
Pour le maître d’ouvrage, le principe est en effet énoncé comme suit : « il est loisible au maître d’ouvrage, dans le cas où la responsabilité de ses cocontractants ne pourrait pas être utilement recherchée, de mettre en cause, sur le terrain quasi-délictuel, la responsabilité des participants à une opération de construction avec lesquels il n'a pas conclu de contrat de louage d’ouvrage, mais qui sont intervenus sur le fondement d’un contrat conclu avec l’un des constructeurs. Il peut, à ce titre, invoquer, notamment, la violation des règles de l'art ou la méconnaissance de dispositions législatives et réglementaires mais ne saurait se prévaloir de fautes résultant de la seule inexécution, par les personnes intéressées, de leurs propres obligations contractuelles » (CE 7 décembre 2015, Commune de Bihorel, n° 380419, Lebon).
La solution appliquée au maître d’ouvrage entendait ainsi clarifier un débat : l’action en garantie de ce dernier, engagée sur le terrain quasi-délictuel, pouvait-elle avoir pour objet d’engager la responsabilité des participants concernés en raison de leurs fautes contractuelles ?
Dans la lignée de sa jurisprudence Mme Gilles (CE, Sect., Mme Gilles, 11 juillet 2011, n° 339409, Lebon), le Conseil d’Etat avait entendu réaffirmer que le maître d’ouvrage, en sa qualité de tiers aux contrats de co-traitance et de sous-traitance conclus entre les participants à l’opération, ne saurait se prévaloir d’une faute contractuelle pour obtenir l’indemnisation de son préjudice.
Ainsi était-il possible, pour le sous-traitant de second rang, de se prévaloir vis-à-vis du titulaire du même principe ? A situations comparable, solution comparable ?
Bien qu’une telle comparaison puisse être séduisante, le Conseil d’Etat a préféré retenir un régime s’apparentant à celui de la faute simple, sans pour autant circonscrire ce dernier aux deux manquements précités (violation des règles de l’art, manquement à des dispositions législatives ou réglementaires). Il a ainsi relevé que la Cour administrative d’appel « n'a pas inexactement qualifié ces faits en retenant qu'ils présentaient un caractère fautif et un lien de causalité direct avec les dommages que la société SPI avait été condamnée à indemniser, ni commis d'erreur de droit en considérant qu'ils étaient de nature à engager la responsabilité de la société IOTA Survey à l'égard de la société SPI. »
3. Au revoir Mme Gilles ?
La solution dégagée pour l’action en garantie du titulaire ménage ainsi une divergence de régimes pour le moins étonnante, en offrant à ce dernier une voie de droit plus ouverte que celle dont dispose le maître de l’ouvrage, dès lors que le champ de la faute simple englobe, sans se limiter à lui, celui de la violation des règles de l’art ou de la méconnaissance d’une disposition législative ou réglementaire.
Faut-il pour autant en déduire que le Conseil d’Etat a admis la possibilité, pour le titulaire agissant sur le terrain quasi-délictuel, de se prévaloir d’une faute contractuelle du sous-traitant de second rang ?
A ce sujet et dans l’arrêt 2015, le rapporteur public M. Pellissier avait souligné la nécessité de ne pas élargir le champ des manquements invocables par le tiers au contrat : « Rappelons que pour qu'une évolution jurisprudentielle sur ce point soit compatible avec le principe général de la distinction des fautes contractuelle et délictuelle, il faudra qu'elle soit limitée à la responsabilité du sous-traitant du fait de manquements, certes commis à l'occasion de l'exécution du contrat, à des obligations qui ne trouvent pas leur source dans le contrat qu’il aura passé avec l'entrepreneur principal, mais dans des règles générales ou dans la loi » (G. Pellissier, conclusions sur CE, 7 décembre 2015, Commune de Bihorel, n°380419, page 9).
Une telle interprétation apparaitrait quelque peu hâtive et il semblerait que, bien qu’elles puissent co-exister du fait qu’elles se rapportent à un fait générateur identique, la faute invocable par le titulaire ne se confond pas avec celle qui pourrait être invoquée par le cocontractant du sous-traitant en cause : le titulaire demeure tenu d’établir les conditions classiques de la responsabilité quasi-délictuelle, à savoir le triptyque d’une faute, d’un préjudice et d’un lien de causalité.
En l’espèce la Cour avait en effet relevé une faute en considération des compétences du sous-traitant de second rang (« spécialisée dans les calculs de contraintes hydrodynamiques ») ainsi que de la circonstance que celui-ci avait « préconisé le dimensionnement de l'ouvrage en l'absence de données essentielles, sans se déplacer sur le site » d’une part, et qu’il « avait tardé à remettre ou n'avaient pas remis des documents d'exécution ». Celle-ci avait ensuite relevé un lien de causalité désignant la circonstance que « c'est à partir de ces calculs erronés que les travaux avaient été exécutés par la SPI », ainsi que le préjudice afférent.
Sans caractériser une faute contractuelle ni une violation des règles de l’art ou d’une disposition législative ou réglementaire, la Cour aurait ainsi relevé une faute simple – à l’occasion de l’exécution du contrat – en adéquation avec le régime de responsabilité quasi-délictuelle ouvert au titulaire à l’encontre du sous-traitant de second rang. Ce mutisme ne révèle-t-il pas la difficulté croissante à préserver la distinction entre faute contractuelle et faute quasi-délictuelle ?
Comme le soulignait déjà le rapporteur public M. Gilles Pellissier dans ses conclusions précitées : « Il faudra certainement plus d'un pourvoi en cassation pour tracer les contours de ces obligations et pour lutter contre la tendance qui ne manquera pas d’être forte vers une confusion des fautes contractuelle et quasi-délictuelle que toute la jurisprudence tend au contraire à distinguer ».
Ce faisant, le Conseil d’Etat préserve la solution dégagée dans son arrêt Madame Gilles, bien que cette position semble, en l’espèce, naviguer à proximité de celle de son homologue judiciaire (Cass., Ass. plén., 6 oct. 2006, n° 05-13.255 ; Ass. plén., 13 janv. 2020, P-B+R+I, n° 17-19.963).
De fait, le cabotage n’est pas un sabordage.