Par un arrêt « Conseil national des barreaux et M.B… » du 9 juin 2021 (n°438047 et 438054), le Conseil d’État a précisé l’office du juge du contrat saisi d’un recours en contestation de validité de celui-ci. La Haute juridiction déduit ainsi des termes de sa solution « Tarn-et-Garonne » qu’en présence de vices d’une particulière gravité, qu’il appartient le cas échéant au juge de relever d’office, le contrat litigieux encourt une annulation prononcée d’office par ce dernier. Sur ce point, l’éventuelle mesure prononcée ultra petita est parfaitement valable.
Arrêt ne manquant pas d'intérêts juridiques puisque se rapportant également aux conditions d'exercice des professions juridiques réglementées par... des Assistants à Maîtrise d'Ouvrage (AMO) ne disposant pas de la qualité de professionnels autorisés, rendant le contrat potentiellement illicite.
1 - Vice d’une particulière gravité et annulation juridictionnelle : l’un ne va pas sans l’autre
Lorsque que les requérants se sont bornés à formuler des conclusions tendant à sa résiliation, le contrat entaché d’un vice d’une particulière gravité peut-il être annulé d’office par le juge administratif du plein contentieux, sans méconnaitre l’étendue de ses pouvoirs ? Le cas échéant, une telle hypothèse permet-elle à un requérant de soulever, pour la première fois en appel, des conclusions tendant à l’annulation du contrat sans se voir opposer une fin de non-recevoir ?
C’est précisément sur ces deux points que la décision commentée a formulé des clarifications sur la portée de l’incontournable solution « Tarn-et-Garonne » (CE, Ass., 4 avril 2014, Département du Tarn-et-Garonne, n°358994, Rec.), aux termes de laquelle :
« (…) il appartient au juge du contrat, (…) lorsqu'il constate l'existence de vices entachant la validité du contrat, d'en apprécier l'importance et les conséquences ; qu'ainsi, il lui revient, après avoir pris en considération la nature de ces vices, soit de décider que la poursuite de l'exécution du contrat est possible, soit d'inviter les parties à prendre des mesures de régularisation dans un délai qu'il fixe, sauf à résilier ou résoudre le contrat ; qu'en présence d'irrégularités qui ne peuvent être couvertes par une mesure de régularisation et qui ne permettent pas la poursuite de l'exécution du contrat, il lui revient de prononcer, le cas échéant avec un effet différé, après avoir vérifié que sa décision ne portera pas une atteinte excessive à l'intérêt général, soit la résiliation du contrat, soit, si le contrat a un contenu illicite ou s'il se trouve affecté d'un vice de consentement ou de tout autre vice d'une particulière gravité que le juge doit ainsi relever d'office, l'annulation totale ou partielle de celui-ci (…) »
Sur le premier point, la solution commentée rappelle ainsi le principe désormais constant (arrêt commenté, point 4) avant d’en clarifier – s’il en était besoin – la portée, en soulignant qu’en présence d’un contenu illicite, d’un vice du consentement ou de tout autre vice d’une particulière gravité, que le juge doit ainsi relever d'office, ce dernier ne saurait se borner à prononcer une mesure de résiliation dès lors qu’un tel vice emporte par principe le prononcé d’une mesure d’annulation totale ou partielle du contrat litigieux.
La Haute juridiction indique ainsi qu’il « résulte de ce qui précède que le juge du contrat saisi par un tiers de conclusions en contestation de la validité du contrat ou de certaines de ses clauses dispose de l'ensemble des pouvoirs mentionnés au point précédent et qu'il lui appartient d'en faire usage pour déterminer les conséquences des irrégularités du contrat qu'il a relevées, alors même que le requérant n'a expressément demandé que la résiliation du contrat. » (décision commentée, point 5).
Se faisant, la Haute juridiction restaure ainsi la pleine cohérence des conclusions à tirer face à la haute gravité des vices susceptibles d’affecter les contrats administratifs, dont l’annulation apparait ainsi poursuivre une finalité d’ordre public et rappelle, par suite, la singularité du contentieux de la contestation de validité : bien plus qu’un simple recours subjectif visant à préserver les seuls intérêts du requérant, la contestation de validité présente également certains indices d’un caractère objectif la rapprochant du recours pour excès de pouvoir.
C’est également en ce sens que le juge du référé précontractuel, saisi d’un recours sur le fondement des directives de l’Union européenne codifiées aux articles L. 551-1 et suivant du code de justice administrative, avait souligné que « dès lors qu’il est régulièrement saisi, il dispose – sans toutefois pouvoir faire obstacle à la faculté, pour l’auteur du manquement, de renoncer à passer le contrat – de l’intégralité des pouvoirs qui lui sont ainsi conférés pour mettre fin, s’il en constate l’existence, aux manquements de l’administration à ses obligations de publicité et de mise en concurrence » et ainsi de prononcer l’annulation de la procédure de passation alors même que le requérant s’était borné à en demander la suspension (CE, 20 octobre 2006, Commune d’Andeville, n° 289234, Rec.).
A contentieux voisins, solutions familières…
2 - Les conclusions aux fins d’annulation du contrat peuvent donc être soulevées, même pour la première fois, en appel
Sur le deuxième point, qui peut apparaitre plus délicat à appréhender et bien plus intéressant en pratique, le Conseil d’État a ainsi tiré les conséquences contentieuses de la clarification apportée : puisqu’il appartient au juge du contrat de prononcer, le cas échéant d’office, l’annulation du contrat entaché d’un vice d’une particulière gravité, il est donc loisible au requérant de présenter – même pour la première fois en appel – des conclusions en ce sens sans que lui soit opposé leur caractère nouveau.
En l’espèce, M. B... A..., candidat évincé d’un marché d'assistance à maîtrise d'ouvrage et d'accompagnement juridique conclu entre la commune de Sainte-Eulalie et la société Maliegui pour la construction et la gestion d'un crématorium, s’était en effet borné à demander au tribunal administratif de Bordeaux d’en prononcer la résiliation au motif que l’attributaire, sur le volet juridique, ne disposait légalement pas de la possibilité de réaliser des prestations juridiques.
Celui-ci avait ensuite, pour la première fois en appel, formulé des conclusions aux fins d’annulation du contrat qui ont été rejetées par la Cour de Bordeaux comme irrecevables au motif qu’il s’agissait de conclusions nouvelles.
Ainsi après avoir clarifié l’étendue de l’office du juge du contrat, le Conseil d’Etat a ainsi discrètement conclu qu’il « résulte de ce qui précède, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens du pourvoi, que M. A... est fondé à demander l'annulation de l'arrêt qu'il attaque en tant qu'il a statué sur ses conclusions en contestation de la validité du contrat » (décision commentée, point 6).
Gare donc aux effets immédiats de cette solution sur les contentieux en cours, celle-ci ouvre la voie à quelques pièges – présentant un caractère nouveau – en appel.
3 - Point trop d’évolution n’en faut : sur l’intérêt lésé de certains tiers qui ne sont pas opérateurs économiques, un débat reporté
« Petite finale » ou troisième point intéressant de cette décision, désignant cette fois un débat noué entre le CNB et Mme la rapporteure publique, Mireille le Corre : l’affaire concerne en effet deux demandes, parmi lesquelles figurent les conclusions du Conseil national des Barreaux (CNB) agissant en qualité d’ordre professionnel et se prévalant à ce titre d’un intérêt lésé par la conclusion d’un contrat administratif en violation des règles réservant aux avocats l’exercice des prestations d’accompagnement juridique considérées (telles qu’issues de la loi du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques).
Le Conseil national des Barreaux, en sa qualité d’intervenant devant la Cour administrative d’appel de Bordeaux au soutien des conclusions du requérant principal, M. B…A…, avait également présenté des conclusions devant le Conseil d’Etat aux fins de contester tant la régularité que le bien-fondé de l’arrêt de la Cour.
Or, la rapporteure publique a pris soin de rappeler que l’intervenant peut présenter de telles conclusions en cassation qu’à l’unique condition qu’il aurait pu avoir qualité pour former tierce-opposition, à défaut de quoi ne sont recevables que les seules conclusions qui se bornent à critiquer la régularité de l’arrêt attaqué relatifs à la recevabilité de son intervention ou à la prise en compte des moyens qu’elle comporte (CE, 16 mars 2018, Bories, n° 408182, Tables)(voir les conclusions de Mme le Corre).
A travers ce débat, quelque peu technique, c’est au fond l’appréciation de l’intérêt lésé des tiers qui ne sont ni candidats ni opérateurs économiques qui est en cause.
Aux termes de l’article R-832-1 du Code de justice administrative, il est précisé que :
« Toute personne peut former tierce opposition à une décision juridictionnelle qui préjudicie à ses droits, dès lors que ni elle ni ceux qu’elle représente n’ont été présents ou régulièrement appelés dans l’instance ayant abouti à cette décision ».
Or, est recevable à former un recours en contestation de validité « tout tiers à un contrat administratif susceptible d’être lésé dans ses intérêts de façon suffisamment directe et certaine par sa passation ou ses clauses ».
Le point de débat était donc, en substance, le suivant : le CNB, en qualité d’ordre professionnel, pouvait-il se prévaloir de ce que la décision de la Cour préjudiciait à ses droits, dès lors qu’était en cause la conclusion d’un contrat en violation des règles réservant l’exercice des prestations aux professionnels qu’il défend ? Plus généralement, un ordre professionnel est-il susceptible d’être lésé dans ses intérêts de façon suffisamment directe et certaine par la conclusion d’un contrat en violation des intérêts professionnels qu’il défend ?
Si la question de l’intérêt à agir des candidats évincés – en Tarn-et-Garonne – constitue une simple formalité dès lors que ceux-ci démontrent aisément un intérêt à conclure le contrat, il n’en pas de même pour les tiers qui ne revêtent pas cette qualité, ces derniers se heurtant encore à un filtre aux contours flous.
Ainsi, il a été récemment admis que les contribuables locaux étaient bien susceptibles d’être lésés dans leurs intérêts de façon suffisamment directe et certaine, dès lors qu’ils démontrent que le contrat litigieux présente des répercussions possibles sur les finances ou le patrimoine de l'autorité concédante, et donc sur le bon fonctionnement du service public (CE, 27 mars 2020, M. I… et autres, n°426291, Rec.).
Pourtant et aussi surprenant que cela puisse paraitre, un ordre professionnel ne justifie pas d’un intérêt lésé par la passation d’un contrat, et ce y compris si le contrat méconnaît les règles réservant l’exercice des prestations aux professionnels qu’il défend (CE, 3 juin 2020, Département de la Loire-Atlantique, n°426932, Tables).
Le juge administratif avait en effet retenu, s’agissant des architectes, que « la seule passation, par une collectivité territoriale, d'un marché public confiant à un opérateur économique déterminé une mission portant à la fois sur l'établissement d'études et l'exécution de travaux ne saurait être regardée comme susceptible de léser de façon suffisamment directe et certaine les intérêts collectifs dont ils ont la charge » (CE, 3 juin 2020, Département de la Loire-Atlantique, n°426932, précité, point 5).
Qu’en est-il lorsqu’un ordre professionnel est susceptible d’être lésé dans ses intérêts de façon suffisamment directe et certaine, non par sa passation (décision précitée), mais par les clauses-mêmes d’un contrat ?
Sur ce point, la formation de jugement s’est soigneusement cantonnée à une question préalable éludant le sujet, en estimant « qu’en raison de l'annulation prononcée par la présente décision, le pourvoi du Conseil national des barreaux a perdu son objet en tant qu'il conclut à l'annulation de l'arrêt attaqué » (décision commentée, point 7).
En-dehors des candidats évincés, la place du tiers dans le contentieux contractuel demeure ainsi susceptible d’évoluer, mais point trop n’en faut pour une seule décision du Conseil d’Etat, à chaque jour suffit sa peine !
CE, 9 juin 2021, Conseil national des barreaux et M.B…, n°438047 et 438054, Tables.