CE, 24 juin 2019, Département des Bouches du Rhône, req. n°428866 : La tentative d’influence sur la décision de l’acheteur sur une précédente consultation, justifie la mise en œuvre des dispositions de l’article 48-I-2° de l’ordonnance du 23 juillet 2015 relative aux interdictions de soumissionner facultative sur une consultation suivante.
Dans une affaire suivie par le Cabinet, le Conseil d’Etat vient de rendre, le 24 juin 2019, un important arrêt relatif à l’interprétation des articles 48-I-2° et 48-I-5° de l’ordonnance du 23 juillet 2015, respectivement relatifs aux interdictions de soumissionner facultatives pour les « personnes qui ont entrepris d'influer indûment sur le processus décisionnel de l'acheteur » (48-I-2°) et « les personnes qui, par leur candidature, créent une situation de conflit d'intérêts, lorsqu'il ne peut y être remédié par d'autres moyens. (48-I-5°).
L’article 48-I-2° permet d’exclure de la procédure un opérateur qui a entrepris d’influer la prise de décision de l’acheteur dans le cadre de la procédure en cause mais également dans le cadre de procédures antérieures.
Dans cette affaire, l’acheteur avait enclenché une procédure d’exclusion à l’encontre d’un opérateur, sur le fondement de l’article 48-I-2° de l’ordonnance du 23 juillet 2015, au motif qu’une personne de l’entreprise soumissionnaire, "considérée comme son gérant de fait, est mis en examen pour avoir entreprise d’influer sur le processus décisionnel de certains marchés de travaux entre 2013 et 2016". L’acheteur étant lui-même constitué partie civile dans cette affaire pénale.
La procédure contradictoire prévue par l’article 48-II du même texte avait été mise en œuvre et, devant la réponse jugée insuffisante par l’acheteur pour s’assurer que le professionnalisme et la fiabilité de l’entreprise ne pouvaient plus être remise en cause, avait pris une décision d’exclusion.
Saisi par l’entreprise exclue, le juge des référés précontractuels du Tribunal Administratif de Marseille, faisant une interprétation très stricte de l’article 48-I-2°, avait annulé la procédure de passation en considérant que « les dispositions du 2° de l’article 48 de l’ordonnance du 23 juillet 2015 visent les personnes qui ont entrepris d’influer indûment sur le processus décisionnel de l’acheteur « lors de la procédure de passation du marché public » en cause et ne sauraient donc être opposées pour des faits portant sur des marchés antérieurs et pour lesquels cette « personne proche » de la société requérante est actuellement mise en examen ».
Une telle interprétation aussi stricte posait une triple difficulté.
D’une part, les dispositions relatives aux interdictions de soumissionner ne peuvent s’interpréter aussi strictement dès lors qu’elles ont vocation à garantir l’effectivité des principes généraux de la commande publique, lesquels ont valeur constitutionnelle, le principe selon lequel « les contrats de la commande publique ne peuvent être attribués à des opérateurs économiques ayant fait l'objet des mesures d'exclusion définies par le présent code »ayant été lui-même introduit au sein de l’article L.4 du Code de la commande publique récemment.
D’autre part, l’article 48-I-2° résulte de la transposition directe de l’article 57 de la directive européenne « marchés » du 26 février 2014, dont le 2èmealinéa du paragraphe 5 prévoit lui-même que cette exclusion peut être prononcée que le comportement en cause ait été commis, « […] soit avant, soit durant la procédure[de passation] » ;
Enfin, en pratique, il n’est pas rare que ce type d’agissements commis par un opérateur économique, lors d’une procédure de passation, ne soient mis en évidence que postérieurement à l’attribution, pendant l’exécution du contrat, ou même après l’échéance du contrat, l’interprétation stricte retenue par le juge des référés conduisant à une potentielle rupture d’égalité de traitement entre deux candidats qui, pour des mêmes faits mais pas commis sur une même procédure, subiraient un sort différent (l’un pouvant être exclu, l’autre non).
D’ailleurs, l’article 46.3.1. l) du CCAG Travaux 2009 prévoit précisément comme un cas de résiliation pour faute du marché (donc après attribution), l’hypothèse visée dans un des cas du 2° du I de l’article 48, selon laquelle « postérieurement à la signature du marché, les renseignements ou documents produits par le titulaire, à l’appui de sa candidature ou exigés préalablement à l’attribution du marché, s’avèrent inexacts ».
Le Conseil d’Etat valide ces arguments et annule pour erreur de droit l’ordonnance du juge des référés en affirmant, par un considérant qui a tout d’un considérant de principe, que les dispositions de l’article 48-I-2° de l’ordonnance « permettent aux acheteurs d’exclure de la procédure passation d’un marché public une personne qui peut être regardée, au vu d’éléments précis et circonstanciés, comme ayant, dans le cadre procédure de passation en cause ou dans le cadre d’autres procédures récentes de commande publique, entrepris d’influencer la prise de décision de l’acheteur et qui n’a pas établi, en réponse à la demande que l’acheteur lui a adressée à cette fin, que son professionnalisme et sa fiabilité ne peuvent plus être remis en cause et que sa participation à la procédure n’est pas de nature à porter atteinte à l’égalité de traitement des candidats ».
La situation de conflit d’intérêt n’est en revanche pas caractérisée du seul fait que l’acheteur soit constitué partie civile dans le cadre d’une procédure pénale où l’opérateur est mis en cause.
La décision d’exclusion de l’acheteur avait également été prise sur le fondement de l’article 48-I-5° de l’ordonnance, partant du principe que la constitution de partie civile de l’acheteur dans une procédure pénale où est mis en cause une personne de l’entreprise soumissionnaire, créé une situation de conflit d’intérêt.
Le juge des référés précontractuels avait considéré que « cette circonstance ne peut en elle-même être susceptible de créer, dans le cadre de la présente procédure de passation, une situation de conflit d’intérêts (…) dès lors qu’il ne résulte pas de l’instruction que l’impartialité ou l’indépendance des agents du département des Bouches-du-Rhône serait désormais mise en cause ».
Cristallisant ainsi le fait que la situation de conflit d’intérêt, remettant en cause l’impartialité ou l’indépendance, ne se caractériserait qu’au niveau de l’acheteur et non du candidat, alors pourtant quele Conseil d’Etat juge que le dépôt d’une plainte avec constitution de partie civile est susceptible de révéler une atteinte au principe d’impartialité.
Le Conseil d’Etat est moins catégorique, dans la mesure où s’il affirme que « la circonstance que le département s’est porté partie civile dans une procédure pénale dans laquelle une personne (…) a été mise en examen n’est pas susceptible de caractériser une situation de conflit d’intérêt (…) entre le département et cette société dans le cadre de la procédure de passation du marché en cause », il ne reprend pas les motifs de l’ordonnance qui ne visaient que l’impartialité des agents, là où le défaut d’impartialité peut tout aussi bien résulter d’un conflit ou d’une défiance entre deux personnes.
Quoiqu’il en soit, reste que la seule constitution de partie civile de l’acheteur dans une procédure pénale où est mis en cause un soumissionnaire, n’est pas à elle seule susceptible de caractériser une situation de conflit d’intérêt au sens de l’article 48-I-5 de l’ordonnance.
Arrêt à consulter : CE 24 JUIN 2019 CD 13
Nicolas CHARREL et Thomas GASPAR, avocats associés, Cabinet CHARREL & Associés, Paris, Montpellier, Marseille.