Dans une décision « Commission contre République d’Autriche » du 22 avril 2021 (C‑537/19), la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a précisé sa jurisprudence relative au risque de requalification des baux en l’état futur d’achèvement (BEFA) en contrats de la commande publique, en écartant le recours en manquement qui lui avait été présenté par la Commission européenne. En l’espèce, le juge de l’Union confirme la qualification de bail pour un contrat supposant la construction préalable d’un ouvrage dont le cahier des charges ouvre des « options », ainsi qu’un certain degré de spécifications et de contrôle au bénéfice de la personne publique sur un programme architectural inachevé, offrant une interprétation de l’indice de « l’influence déterminante » favorable aux BEFA/VEFA publics.
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Le risque de requalification d’une BEFA en marché public de travaux
Quels sont les éléments distinctifs permettant de conclure assurément qu’un bail en l’état futur d’achèvement (BEFA) établi entre une personne publique et un opérateur privé ne constitue pas autant une fausse opération immobilière, requalifiable de marché public de travaux conclu en violation des principes de la commande publique ?
La question renvoie plus précisément à deux volets – à savoir la charge de la preuve d’une part, et le risque de requalification d’autre part – que le juge de l’Union a clarifié dans un décision « Commission contre République d’Autriche » du 22 avril 2021.
L’affaire se rapporte à une entité publique rattachée à la ville de Vienne, qui a conclu avec une entreprise privée un contrat de location de longue durée relatif à un immeuble avant que celui-ci ne soit construit. Un tel montage désigne communément les baux en l’état futur d’achèvement (BEFA), opérations immobilières courantes en droit privé de la construction mais encore émergentes s’agissant du volet public de ce droit, et toujours confrontées à l’attractivité de la notion de marché public de travaux.
A ce titre, s’il résulte des termes de l’article 16 de la directive 2004/18, alors applicable, que « la présente directive ne s’applique pas aux marchés publics de services : ayant pour objet l’acquisition ou la location, quelles qu’en soient les modalités financières, de terrains, de bâtiments existants ou d’autres biens immeubles ou qui concernent des droits sur ces biens (…) » la conclusion de BEFA publics ne saurait pour autant masquer la passation de gré à gré d’un marché public de travaux, au risque de voir le montage contractuel purement et simplement annulé par le juge compétent.
Plus précisément, la Cour prend soin de rappeler qu’un pouvoir adjudicateur – formellement preneur à bail – ne saurait se prévaloir de l’exclusion prévue à cette disposition lorsque la réalisation de l’ouvrage projeté constitue un « marché public de travaux », au sens des directives, dès lors que la réalisation répond aux besoins précisés par ce pouvoir adjudicateur (mutatis mutandis, en matière de VEFA : CJUE, 29 octobre 2009, Commission/Allemagne, C‑536/07, point 55 ; 10 juillet 2014, Impresa Pizzarotti, C‑213/13, point 43).
Tel est, notamment, le cas lorsque :
- Les spécifications demandées par le pouvoir adjudicateur vont au-delà des exigences habituelles d’un locataire à l’égard d’un immeuble tel que l’ouvrage concerné (CJUE, 29 octobre 2009, Commission/Allemagne, C‑536/07, précité, point 58) ;
- Lorsque ce dernier a pris des mesures afin de définir les caractéristiques de l’ouvrage ou à tout le moins d’exercer une influence déterminante sur la conception de celui-ci (CJUE, 10 juillet 2014, Impresa Pizzarotti, C‑213/13, précité, point 44).
Ainsi au regard de ce risque et des caractéristiques du montage contractuel en cause, la personne publique avait-elle manqué aux principes de la commande publique tels qu’ils résultent des directives « marchés » de l’Union européenne ?
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Vers un assouplissement des critères de requalification en faveur des BEFA/VEFA publics
Dès lors que la notion de « marchés publics » constitue une notion autonome en droit de l’Union européenne, permettant ainsi d’écarter la qualification de « location » retenue par les parties ou même celle qui résulterait d’une norme de droit national (CJUE, 10 juillet 2014, Impresa Pizzarotti, C‑213/13, précité, point 40), il appartient au juge de l’Union de rechercher les indices permettant de procéder à la qualification juridique de la nature du contrat en cause.
Cet examen consiste à identifier successivement la notion de marché public puis celle de marché public de travaux, en retenant d’abord l’intérêt économique de la personne publique, intérêt qui peut être constaté non seulement lorsqu’il est prévu que cette dernière deviendra propriétaire de l’ouvrage objet du marché, mais également s’il est prévu qu’elle disposera d’un titre juridique qui lui assurera la disponibilité de ces ouvrages, en vue de leur affectation publique (CJUE, 25 mars 2010, Helmut Müller, C‑451/08, points 48 et suivants).
Une fois acquise, la première étape conduira – en particulier dans le cas d’une opération complexe – à retenir la notion de marché public de travaux en déterminant l’objet principal du contrat.
Or en l’espèce et dans le cas d’un BEFA, l’intérêt économique de la personne publique apparait systématiquement acquis, s’agissant d’une location. Néanmoins, la location ne constitue pas de manière évidente l’objet principal du contrat, dès lors que le montage contractuel suppose toujours que cet intérêt soit satisfait à l’issue d’une opération de travaux.
C’est précisément en raison de ce deuxième point que la notion de BEFA court un risque de requalification en marché public de travaux, dont l’issue est déterminée en fonction des indices suivants :
- La personne publique a-t-elle cherché à exercer une influence sur les plans du propriétaire du terrain avant la réception de l’ouvrage ? A cette fin, la planification de l’immeuble était-elle déjà achevée ou bien laissait-elle encore une marge permettant à la personne publique d’assurer le suivi de l’exécution du programme (points 78 et suivants) ?
- Lorsque le contrat de location prévoit des « options » sur la construction des espaces en cause, doit-on considérer que le choix de lever ou non une option constitue une influence sur l’opération de construction (points 65 et suivants) ?
- Enfin, lorsque le contrat de location est conclu avant même que l’opération considérée n’ait fait l’objet d’un permis de construire exécutoire, doit-on considérer que l’opération de travaux désigne l’objet principal du contrat (points 74 et suivants) ?
Faisant une application assouplie de chacun des critères, la CJUE a retenu que l’intervention de la personne publique dans la planification – désignée notamment par la faculté de lever une option portant sur la construction d’un ouvrage complémentaire, par la formulation de certaines spécifications ainsi que la mise en œuvre d’un suivi de l’exécution par le bailleur – ne désignait pas pour autant des preuves suffisantes emportant une « influence déterminante » propre à requalifier le contrat de BEFA en marché public de travaux.
A ce titre, la Cour relève qu’il n’est « pas inhabituel qu’un locataire prenne des mesures afin de s’assurer que l’emménagement dans les locaux puisse avoir lieu à la date prévue, notamment lorsqu’il s’agit, comme en l’espèce, d’un emménagement de grande ampleur. En effet, le fait de recourir aux services d’un tiers spécialisé en la matière permet un suivi efficace des délais prévus pour la mise à disposition de l’immeuble, d’assurer un contrôle en vue de détecter suffisamment à l’avance d’éventuels retards ou défauts et de prendre les dispositions nécessaires, comme, par exemple, une prolongation de certains contrats de location dans certains immeubles encore occupés » (décision commentée, point 78).
Dans le même sens, la Cour retient qu’il « est usuel qu’une entreprise, qu’elle soit privée ou publique, qui cherche à louer un immeuble de bureaux, fasse préciser certains souhaits quant aux caractéristiques que ce site devrait, dans la mesure du possible, réunir, qu’il s’agisse d’un bâtiment encore à construire ou d’un changement de locataire à l’occasion duquel des travaux de remise à niveau sont effectués. De telles démarches ne permettent pas de requalifier un contrat de location en marché de travaux » (décision commentée, point 81).
De manière plus surprenante encore, le juge a purement et simplement écarté la pertinence de l’indice tenant à l’existence ou non d’un permis de construire préalablement à conclusion du contrat litigieux : par cette nouveauté, le juge de l’Union européenne semble résolument infléchir sa jurisprudence en la matière.
Or il est fort à penser qu’une telle innovation ne vienne bousculer la jurisprudence nationale, celle-ci fonctionnant désormais avec un logiciel légèrement obsolète (en ce sens : CAA Nancy, 15 avril 2021, M.C…, n°19NC02073, dans lequel la date d’obtention d’un permis de construire constitue un critère déterminant).
En s’émancipant de l’indice relatif à l’existence ou non d’un permis de construire postérieur d’une part, et en se focalisant davantage sur le comportement « usuel et non inhabituel » du preneur en BEFA privé d’autre part, la Cour de justice de l’Union européenne est venue ainsi embrasser un certain principe d’efficacité économique des opérations de VEFA et de BEFA, sans distinction de la forme juridique du preneur. En effet le statut du preneur importe peu en pratique, dès lors que l’obtention d’un permis de construire constitue le plus souvent une condition suspensive d’un contrat de BEFA, de sorte qu’il n’est que très rarement obtenu antérieurement à sa signature. Cela s’explique en grande partie par le fait que l’investisseur-bailleur recherche avant tout à garantir financièrement l’opération de construction avant de lancer ces démarches administratives propres à l’acte de construire (décision commentée, point 74) :
« S’agissant de l’absence de permis de construire lors de la conclusion du contrat de location, il convient de relever que, selon une pratique commerciale courante, les projets architecturaux de grande ampleur sont mis en location bien avant la finalisation des plans de construction détaillés, de telle sorte que le propriétaire du site ou le maître d’ouvrage n’entame la procédure formelle d’obtention d’un permis de construire que lorsqu’il dispose d’engagements de la part de locataires futurs pour une partie importante des surfaces du bâtiment projeté. Dans ces conditions, le fait que, comme en l’espèce, le permis de construire n’a été demandé et délivré qu’après la date de la conclusion du contrat de location en cause ne s’oppose pas à ce qu’il soit considéré que l’immeuble Gate 2 était, à cette date, déjà planifié et prêt à être réalisé. Conformément aux pratiques et aux habitudes du marché, un projet architectural complet n’est pas un préalable à l’engagement des locataires potentiels. Par ailleurs, l’exercice d’une influence déterminante sur la conception de l’ouvrage concerné ne saurait résulter de l’absence d’un tel projet architectural complet. »
Ainsi l’arrêt du 22 avril 2021 innove en replaçant l’efficacité économique de ces montages en première position et en renvoyant la suspicion de détournement de procédure au second plan.
Ce faisant, la solution augure un beau futur pour les BEFA/VEFA publics, l’état de la jurisprudence demeurant décidément inachevé.
CJUE, 22 avril 2021, Commission contre République d’Autriche, C‑537/19.