Dans une décision 20-D-19 du 25 novembre 2020, l’Autorité de la concurrence a estimé que les filiales d’un même groupe qui se sont coordonnées pour formuler des réponses distinctes à un même appel d’offres constituent une seule et même « entreprise » au sens du droit européen de la concurrence, écartant ainsi l’entente anticoncurrentielle. Si cette entente n’est pas prohibée par le droit de la concurrence, gare à toute confusion avec le droit de la commande publique.
1. Un système de soumission coordonnée aux appels d’offres
Il ressortait du rapport d’enquête que les quatre sociétés mises en cause, qui appartiennent au même groupe – ont présenté comme distinctes des offres élaborées de façon concertée en réponse aux appels d’offres organisés par France AgriMer. Interrogées par France AgriMer, ces sociétés ont affirmé ne pas s’être concertées dans la réponse à ces appels d’offres.
Les services d’instruction de l’Autorité avaient alors notifié un grief d’entente aux quatre sociétés susmentionnées le 28 mai 2019, ces dernières ayant ensuite sollicité la mise en œuvre de la procédure de transaction. Par sa décision du 25 novembre 2020, l’Autorité a finalement retenu l’absence d’entente anticoncurrentielle et estimé que les conditions de mise en œuvre de la transaction n’étaient pas remplies.
Celle-ci a en effet relevé l’existence d’un système de soumission coordonnée aux appels d’offres organisés par France AgriMer par les sociétés du groupe concerné – au moyen d’accords intragroupe conclus en ce sens – motivé par la finalité de répondre « avec les trois sociétés pour nous permettre d’obtenir un nombre plus important de lots », étant précisé que « les cahiers des charges de FranceAgriMer ne prévoyant pas qu'un soumissionnaire puisse proposer des variantes pour un même lot, nous sommes donc passés par les deux autres filiales du groupe pour proposer une offre plus large à l'acheteur » (décision commentée, points 29 et 30).
Un tel système entre dans le champ de l’article L. 420-1 et suivants du code de commerce, ainsi que dans celui de l’article 101 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), prohibant les ententes qui ont pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence.
2. Une entente désormais non prohibée en droit de la concurrence
Antérieurement à cette décision, l’Autorité de la concurrence avait pu retenir que « des entreprises ayant entre elles des liens juridiques ou financiers peuvent choisir de présenter des offres distinctes et concurrentes, dès lors qu’elles disposent de leur autonomie commerciale et ne procèdent à aucun échange d’information » (décision n°01-D-13 du 19 avril 2001).
La doctrine de l’autorité administrative indépendante, confirmée par la Cour d’appel de Paris, précisait en outre que « si ces offres multiples ont été établies en concertation, ou après que les entreprises ont communiqué entre elles, ces offres ne sont plus indépendantes. Dès lors, les présenter comme telles trompe le responsable du marché sur la nature, la portée, l’étendue ou l’intensité de la concurrence et cette pratique a, en conséquence, un objet ou, potentiellement, un effet anticoncurrentiel. Il est, par ailleurs, sans incidence sur la qualification de cette pratique que le responsable du marché ait connu les liens juridiques unissant les sociétés concernées, dès lors que l’existence de tels liens n’implique pas nécessairement la concertation ou l’échange d’informations ». (Conseil de la concurrence, décision n°03-D-07 du 4 février 2003).
En l’espèce, une entente anticoncurrentielle aurait été caractérisée sous l’empire de la pratique décisionnelle développée jusqu’alors par l’Autorité de la concurrence. Toutefois un arrêt de la CJUE, en date du 18 mai 2018, a changé la donne.
Dans sa décision « Ecoservice » (CJUE, 17 mai 2018, « Ecoservice projektai » UAB, aff. C‑531/16), le juge de l’Union européenne avait en effet rappelé que la prohibition des ententes résultant de l’article 101 du TFUE ne s’applique pas lorsque les accords ou pratiques qu’il proscrit sont mis en œuvre par des entreprises formant une unité économique (point 28).
Une telle position est ainsi radicalement différente de celle de l’Autorité de la concurrence, dès lors que l’absence d’autonomie commerciale et l’échange d’informations entre filiales répondant à la commande publique ne conduisent plus à caractériser une entente, mais une unité économique excluant celle-ci.
Or en l’espèce, l’influence sur les organes décisionnels d’une part ainsi que les accords intragroupe conclus entre les trois filiales et la société-mère d’autre part, conduisent à caractériser l’existence d’une unité économique, écartant dès lors l’application des articles 101 du TFUE et L. 420-1 du code de commerce (points 68 et 69).
C’est cette évolution que l’Autorité de la concurrence a intégré dans sa décision du 25 novembre 2020 précité, cela n’étant pas sans soulever un certain nombre d’interrogations pour les acheteurs publics.
3. Une entente « en toute hypothèse » contraire au droit de la commande publique
Si les ententes entre entreprises d’un même groupe, dès lors qu’elles constituent une « unité économique » n’entrent pas dans le champ des ententes prohibées au sens des articles 101 et L. 420-1 du code de commerce, tel n’est pas le cas en droit de la commande publique.
A ce titre, la CJUE avait souligné que de telles pratiques, en toute hypothèse, méconnaissaient les principes de la commande publique et en particulier le principe d’égalité de traitement entre les candidats, dès lors que la variété d’offres générées serait « susceptible de leur procurer ainsi des avantages injustifiés au regard des autres soumissionnaires, sans qu’il soit nécessaire d’examiner si la présentation de telles offres constitue aussi un comportement contraire à l’article 101 TFUE » (CJUE, 17 mai 2018, « Ecoservice projektai » UAB, aff. C‑531/16, point 29).
Or dans sa décision du 25 novembre 2020, l’Autorité de la concurrence relève des propos-mêmes des sociétés concernées, que la pratique a eu pour finalité de présenter une variété d’offres « avec les trois sociétés pour nous permettre d’obtenir un nombre plus important de lots », manifestant explicitement une pratique contraire au principe d’égalité de traitement tel qu’il est formulé par la Cour, ainsi que par les dispositions de l’article L.3 du code de la commande publique.
De quelle manière l’acheteur public doit-il appréhender ces pratiques ? Peut-il automatique exclure les offres remises par des entreprises liées et concertées ? A défaut, doit-il traiter ces offres comme celles des autres soumissionnaires, sans vérifications supplémentaires ?
Il convient en premier lieu de retenir que l’exclusion automatique des offres remises par des entreprises liées n’est pas envisageable pour deux raisons :
- Le droit de l’Union ne prévoit pas d’interdiction générale, pour des entreprises liées entre elles, de présenter des offres dans une procédure de passation de marchés publics ;
- Il serait contraire aux principes de la commande publique d’interdire automatiquement aux entreprises liées entre elles le droit de participer à une même procédure de passation de marchés publics.
En second lieu, la CJUE a pris soin de souligner « qu’un pouvoir adjudicateur qui prend connaissance d’éléments objectifs mettant en doute le caractère autonome et indépendant d’une offre, est tenu d’examiner toutes les circonstances pertinentes ayant conduit à la présentation de l’offre concernée afin de prévenir, de détecter les éléments susceptibles d’entacher la procédure d’adjudication et d’y remédier, y compris, le cas échéant, en demandant aux parties de fournir certaines informations et éléments de preuve » (CJUE, 17 mai 2018, « Ecoservice projektai » UAB, précité, point 33).
De la même manière que pour les offres anormalement basses, l’acheteur est tenu à un devoir de suspicion qui ne saurait pour autant conduire à un rejet sans vérification. Il appartient ainsi à ce dernier de rechercher toute preuve permettant d’apprécier si l’offre remise est constitutive d’une offre dépourvue de caractère autonome et indépendant, et le cas échéant, d’écarter cette offre.
4. Des obligations et des interrogations nouvelles
La CJUE a précisé qu’une telle circonstance « s’oppose à l’attribution du marché aux soumissionnaires ayant soumis une telle offre » (point 40). Faut-il en déduire que ces offres doivent être préalablement classées ? Peuvent-elles être écartées comme irrégulières ?
A ce titre, les articles R. 2151-6 et R. 2151-7 du code de la commande publique prévoient les hypothèses d’interdiction de présentation de plusieurs offres par un même soumissionnaire, ainsi qu’une interdiction de présentation de plusieurs offres par des candidats agissant en qualité de candidats individuels et de membres d’un ou plusieurs groupements, ou simplement en qualité de membres de plusieurs groupements. Néanmoins ces dispositions ne prévoient pas le cas de la décision « France AgriMer » du 25 novembre 2020.
Comment appréhender la notion « d’unité économique » au regard des dispositions du code de la commande publique ? Faut-il retenir uniquement la dernière offre, comme le suggère l’article R. 2151-6 ou bien écarter l’ensemble des offres remises par des entreprises relevant d’une unité économique, par analogie au régime applicable aux groupements de l’article R. 2151-7 ?
Sur ce point, la décision de l’Autorité de la concurrence, qui n’a d’ailleurs pas compétence pour apprécier la régularité des procédures de consultation lancées par les acheteurs publics, n’apporte pas de précisions. Néanmoins, il y a fort à penser que des modifications pourraient être apportées par le pouvoir réglementaire au sein des dispositions précitées du code de la commande publique.
Enfin, il convient de relever qu’en l’espèce l’acheteur avait sollicité un complément d’informations relatif aux liens qu’entretenaient les sociétés concernées, aboutissant au recueil de déclarations erronées. Il apparait ainsi concevable qu’une telle circonstance puisse constituer, sinon une fraude, du moins un vice d’une particulière gravité susceptible de conduire à l’annulation du marché (au sens de la jurisprudence CE, Ass., 4 avril 2014, Département du Tarn-et-Garonne, n° 358994, Lebon).
Gare ainsi à la tentation de penser que la jurisprudence « Ecoservice », intégrée par la décision de l’Autorité de la concurrence du 25 novembre 2020, aurait pour effet d’écarter toute fraude.
Si celle-ci écarte effectivement l’application des dispositions relatives à l’entente anticoncurrentielle, elle ne fait toutefois pas obstacle à la possibilité de prohiber les éventuelles fausses déclarations à l’acheteur. A ce titre, la Cour de cassation avait retenu que « la tromperie de l’acheteur public érigée en système perturbe le secteur où elle est pratiquée et porte une atteinte grave à l’ordre public économique » (Cass. Com., 24 mars 1998, « Sade », 96-14.845).
Pourra-t-il subsister, outre la violation évidente du droit de la commande publique, une hypothèse de pratique anticoncurrentielle résultant de fausses déclarations des entreprises liées ?
De nouveaux développements jurisprudentiels seraient de nature à éclairer ce point.
5. Une divergence relative à la notion d’entreprise ?
Dans le résumé de sa décision, l’Autorité de la concurrence emploie la formule suivante : « la Cour a en effet précisé qu’en pareille hypothèse, les entités concernées ne forment qu’une seule « entreprise » au sens du droit de la concurrence, ce qui fait obstacle à la qualification de telles pratiques d’accords ou de pratiques concertées » (décision 20-D-19 du 25 novembre 2020, résumé, page 2).
A ce titre, l’Autorité de la concurrence laisse supposer que l’unité économique pourrait être confondue avec « l’entreprise » au sens du droit de la concurrence, ce qui apparaitrait pour le moins curieux en droit de la commande publique.
En effet, ce dernier retient la notion d’entreprise pour « toute entité exerçant une activité économique, indépendamment du statut juridique de cette entité et de son mode de financement » (CJUE, 23 avril 1991, Höfner et Elser, C-41/90 ; 7 février 1993, Poucet et Pistre, C-159/91 et C-160/91 ; 16 novembre 1995, Fédération française des sociétés d'assurance e.a., C-244/94).
Dès lors, l’offre remise par une société liée devrait conduire l’acheteur à retenir la participation d’une « entreprise » revêtant en outre la qualité d’opérateur économique au sens du code de la commande publique. Dans le cas où cette entreprise liée serait également dépourvue d’indépendance, doit-on en déduire qu’elle forme, avec les autres soumissionnaires liés, une seule « entreprise » ? Autrement, doit-on en déduire qu’elle perd individuellement la qualité d’entreprise ?
Vraisemblablement, une telle interprétation semble aller dans le sens contraire de l’usage de la notion d’entreprise en droit de la commande publique, celle-ci faisant l’objet d’une interprétation extensive, laquelle exclut une approche variant suivant les conditions dans lesquelles la société considérée présente son offre.
La formulation utilisée par l’Autorité de la concurrence peut ainsi créer un doute sur son adéquation avec le droit de la commande publique, ainsi apparait-il souhaitable de ne pas assimiler « entreprise » et « unité économique », afin de se prémunir de toute mésentente.
Autorité de la concurrence, décision 20-D-19 du 25 novembre 2020 ; CJUE, 17 mai 2018, « Ecoservice projektai » UAB, aff. C‑531/16.