« Dans un voyage en absurdie… que je fais lorsque je m’ennuie… » (Conseil d’Etat, 15 février 2021, Commune de Toulon, n° 445488 - voir fichier joint ci-dessous)
Si certains apprécieront peut-être la référence musicale, force est de constater que l’ennui n’est pas un préalable indispensable pour être conduit au Zénith de l’absurdité sur la rade de Toulon.
En effet, en moins de temps qu’il n’en faut pour contester une décision administrative ou interjeter appel, le Tribunal administratif de Toulon n’a pas hésité à autoriser la conclusion d’un contrat de DSP puis à suspendre son exécution.
Les faits de l’espèce sont simples.
A la fin de l’année 2019, la commune de Toulon avait lancé une consultation pour renouveler la concession de l’exploitation de son Zénith.
Après analyse, il est apparu que le titulaire sortant n’avait pas présenté la meilleure offre au regard de l’avantage économique global pour l’autorité concédante, conformément aux dispositions de l’article L. 3124-5 du Code de la commande publique.
Celui-ci s’est donc logiquement vu notifier le rejet de son offre et a choisi, comme il en a parfaitement le droit, de former un référé-précontractuel sur le fondement de l’article L. 551-1 du Code de justice administrative afin d’obtenir l’annulation de la procédure de passation du contrat.
Par une ordonnance du 7 août 2020, n° 2001913 (voir fichier joint ci-dessous), le juge du référé-précontractuel a conclu à la parfaite légalité de la procédure de consultation menée par la commune et in fine autorisé cette dernière à signer le contrat – chose qui a été faite quelques jours plus tard.
Le titulaire sortant a par la suite, comme il en a parfaitement le droit, formé un recours afin de contester la validité du contrat devant les juges du fond (CE, Ass., 4 avril 2014, Département du Tarn-et-Garonne, n° 358994).
Il l’a toutefois assorti d’une requête en référé-suspension sur le fondement de l’article L. 521-1 du Code de justice administrative.
Il en a également parfaitement le droit (voir pour une illustration : CE, 19 janvier 2015, Société Ribière, n° 385634), mais c’est bien le problème puisqu’en soulevant des moyens en tous points similaires à ceux développés le juge du référé-précontractuel, il a obtenu la suspension du contrat signé avec l’aval de la même juridiction quelques semaines plus tôt.
En effet, par une ordonnance du 5 octobre 2020, n° 2002464, le juge du référé-suspension a estimé qu’il existait une urgence à suspendre l’exécution dudit contrat compte tenu du doute sérieux existant quant à sa légalité.
Saisi d’un pourvoi en cassation contre cette seconde ordonnance par la ville de Toulon, le Conseil d’Etat a, par un arrêt du 15 février 2021, n° 445488, a validé la suspension du contrat, renvoyant finalement la balle aux juges du fond.
Plusieurs observations s’imposent.
- D’abord, et sans remettre nullement en cause le droit à un recours effectif, l’impératif de sécurité juridique ne commande-t-il pas qu’une telle situation ne puisse se présenter et n’est-il pas tout à fait contradictoire de suspendre un contrat dont la résiliation peut être le cas échéant prononcée au fond quelques mois plus tard ?
- Ensuite, comment admettre, alors même que ce n’est aucunement sa vocation, que dans les faits le juge du référé-suspension devienne en réalité le juge d’appel sinon de cassation du juge du référé-précontractuel ?
- Enfin, l’appréciation de la condition d’urgence, qui conditionne le prononcé de la suspension d’un contrat, interpelle en l’espèce.
En effet, si la situation du requérant doit être prise en compte pour apprécier si l'exécution d’un contrat lui porte atteinte, de manière suffisamment grave et immédiate, la suspension d'un contrat n'a nullement pour conséquence de restituer au concurrent évincé les prestations et le chiffre d'affaires correspondant au marché mais seulement d'inciter l’autorité concédante, soit à réaliser les prestations en régie, soit à organiser une nouvelle mise en concurrence sans attendre l'expiration du contrat suspendu et d'offrir ainsi au concurrent évincé une nouvelle chance de concourir en vue de se le voir confier.
Il a ainsi été jugé que la suspension de l'exécution d’un contrat n'avait qu'un effet « indirect, différé et en tout état de cause hypothétique » sur la situation du requérant, puisqu'au terme de la nouvelle de passation du contrat, il ne pourrait se voir attribuer le marché que sous réserve qu'aucun autre candidat ne dépose une offre économiquement plus avantageuse que la sienne (TA Orléans, 28 mai 2008, n° 0801420).
En l’espèce, tant le juge du référé-suspension que le Conseil d’Etat ont estimé que la condition d’urgence posée par l’article L. 521-1 du Code de justice administrative était remplie dès l’instant où le chiffre d’affaires du titulaire sortant « était intégralement assuré par l’exploitation des salles de spectacles dont (il) assurait la gestion et que son avenir à court terme était fragilisé par la perte de ce contrat ».
Toutefois, la suspension ainsi prononcée ne permet pas – à court terme et ni à moyen terme – au titulaire sortant de reconstituer son chiffre d’affaires.
Et cela d’autant moins que compte tenu de la crise sanitaire qui a paralysé le secteur culturel, la commune de Toulon avait finalement décidé, dans cet imbroglio juridique et avant que le Conseil d’Etat ne se prononce, de reprendre temporairement en régie l’exploitation du Zénith…
Une preuve de plus, si besoin en était, que l’urgence ayant entraîné la suspension du contrat était plus que relative et partant contestable.
Le Conseil d’Etat n’a donc pour sa part pas réussi l’amalgame : l’autorité de ses décisions certes, mais sans le charme de la logique et du pragmatisme.
Le prochain concert se tiendra donc, au fond, sur la scène du Tribunal administratif de Toulon.