Dans une décision du 8 décembre 2020, le Conseil d’Etat a validé la solution selon laquelle des offres identiques présentées des entreprises liées constituent plusieurs offres présentées par le même opérateur économique. L’acheteur public qui a manqué d’identifier de telles offres a ainsi méconnu ses obligations de publicité et de mise en concurrence.
1. Des offres identiques remises par des entreprises dépourvues d’autonomie commerciale
L’expression de « tapis de bombes » est consacrée par le rapporteur public de l’affaire, M. PICHON de VENDEUIL, désignant ainsi une technique consistant à déposer des offres similaires afin de démultiplier de manière factice les chances des entreprises liées de remporter le marché.
Dans le cadre d’une procédure lancée en vue de l'attribution d'un accord cadre multi-attributaires de travaux, l’acheteur public avait retenu les offres de deux sociétés filiales d'un même groupe, ces offres étant par ailleurs identiques. La société requérante, dont l’offre avait été classée en quatrième position d’un lot pour lequel était prévus trois attributaires, a ainsi saisi le juge du référé précontractuel en vue d’obtenir l’annulation de la procédure.
Confirmant l’analyse du juge du référé précontractuel, le Conseil d’Etat relève que « si deux personnes morales différentes constituent en principe des opérateurs économiques distincts, elles doivent néanmoins être regardées comme un seul et même soumissionnaire lorsque le pouvoir adjudicateur constate leur absence d'autonomie commerciale, résultant notamment des liens étroits entre leurs actionnaires ou leurs dirigeants, qui peut se manifester par l'absence totale ou partielle de moyens distincts ou la similarité de leurs offres pour un même lot » (CE, 8 décembre 2020, Métropole Aix-Marseille-Provence, n° 436532, point n°6).
La décision du 8 novembre 2020 complète ainsi la solution « CA du Nord Grande-Terre » (CE, 11 juillet 2018, n°418021) dans laquelle le Conseil d’Etat avait considéré que l’offre remise par une entreprise dépourvue de moyens propres et qui se prévalait uniquement de ceux d’une autre société, elle-même soumissionnaire, devait être regardée comme une offre identique émanant d’un seul et même candidat.
2. Une obligation de vérification et de rejet incombant à l’acheteur public
Ainsi l’acheteur était-il tenu d’écarter chacune des offres identiques ? Devait-il retenir uniquement la dernière offre remise ? Ou bien considérer ces dernières comme une seule et même offre ?
A cet égard, la Haute assemblée a retenu une solution propre au cas d’espèce, en estimant que le juge « n'a pas davantage dénaturé les pièces du dossier ni commis d'erreur de droit en jugeant que la métropole avait ainsi méconnu les stipulations du règlement de la consultation, qui lui imposaient d'écarter l'ensemble des offres de la société CMT Services et de la société Compagnie Méridionale d'applications thermiques pour ce lot comme irrégulières, et qu'elle avait ainsi manqué à ses obligations de mise en concurrence ».
Si la Haute assemblée semble avoir opté pour une approche stricte et limpide, consistant à écarter l’ensemble des offres remises, il convient toutefois de retenir que cette solution laisse des questions en suspens.
En effet, le juge du référé précontractuel a écarté l’ensemble des offres en application du règlement de la consultation de l’acheteur. En aurait-il été autrement si le règlement de la consultation n’avait pas prévu un tel régime en cas d’offres identiques présentées par des entreprises liées ?
L’acheteur public peut-il rédiger un règlement de la consultation consistant à considérer comme une seule et même offre, celles qui sont formulées en des termes identiques et émanent de deux entreprises liées, dès lors que ces dernières sont considérées comme une seule entreprise ?
En outre, l’hypothèse n’apparait pas exclue dès lors que l'article R. 2151-6 du code de la commande publique dispose que « le soumissionnaire transmet son offre en une seule fois. Si plusieurs offres sont successivement transmises par un même soumissionnaire, seule est ouverte la dernière offre reçue par l'acheteur dans le délai fixé pour la remise des offres ».
Rappelé mais non appliqué à l’espèce en raison d’un règlement de la consultation prévoyant un régime d’élimination de toutes les offres identiques, le principe issu de l’article R. 2151-6 pourrait-il s’appliquer aux offres remises par des entreprises liées ?
La solution dégagée en l’espèce se rapportant strictement au règlement de la consultation et non à des dispositions du code de la commande publique ou à un principe général, il y a lieu de formuler l’hypothèse qu’une telle rédaction pourrait être de nouveau soumise à l’examen du juge.
3. Un écho à la solution « France AgriMer » dégagée par l’Autorité de la concurrence
Comme nous l’avions relevé dans un récent commentaire relatif à la décision « France AgriMer » (N. Charrel, « Pratiques anticoncurrentielles dans les marchés publics : entente illicites ou licite pour des entreprises d’un même groupe ? », 2 décembre 2020), la notion d’opérateur économique appelait nécessairement des développements jurisprudentiels en droit de la commande publique, le droit de la concurrence ayant pour sa part retenu que deux entreprises liées remettant des offres – non identiques en l’espèce – devaient être regardées comme une unité économique.
Ainsi le juge du référé précontractuel a-t-il été conduit à emprunter les outils du droit de la concurrence pour procéder à l’identification d’une unité économique – désignée par lui comme « un seul et même soumissionnaire » en droit de la commande publique – en examinant l’influence sur les organes décisionnels d’une part ainsi que les éventuels accords intragroupe conclus entre filiales et la société-mère d’autre part.
Ceci étant précisé, il convient de rappeler que la question de l’existence d’une entente – qui n’aurait en tout état de cause pas été retenue en l’espèce au regard de la solution « France AgriMer » précitée – constitue un moyen non invocable devant le juge du référé précontractuel (CE, 8 décembre 2020, Métropole Aix-Marseille-Provence, n° 436532, point n°7).
Ainsi l’Autorité de la concurrence avait-elle retenu la notion d’unité économique et exprimé celle de « même entreprise », correspondant finalement à celle de « seul et même soumissionnaire » utilisée en droit de la commande publique, le juge administratif ayant pris soin d’articuler ces approches en relevant qu’une telle situation constitue une exception au principe selon lequel deux personnes morales différentes constituent en principe des opérateurs économiques distincts.
Les partitions sont différentes, mais les violons semblent accordés.
Conseil d’Etat, 8 décembre 2020, Métropole Aix-Marseille-Provence, n° 436532