Par un arrêt du 24 mars 2021 (C-771/19), la Cour de justice de l’Union Européenne a fait une application nouvelle de sa jurisprudence initiée par l’arrêt « Fastweb » (CJUE, 4 juillet 2013, Fasweb, aff. C‑100/12) et a ainsi étendu les hypothèses dans lesquelles la société ayant remis un pli irrégulier peut agir devant le juge du référé précontractuel. Cette décision vient ainsi confirmer l’obsolescence de la solution du Conseil d’Etat selon laquelle un requérant dont l'offre était elle-même irrégulière ne peut jamais être regardé comme lésé (CE, Sect., 3 octobre 2008, SMIRGEOMES, n° 305420, Rec.), au nom de la nécessité de garantir l’effet utile du recours au juge du référé précontractuel.
1 - Complément à la jurisprudence initiée avec l’arrêt « Fastweb »
La société soumissionnaire écartée à un stade précoce de la procédure de passation peut-elle se prévaloir de l’irrégularité du pli de la société admise à poursuivre la procédure et solliciter, à ce titre, le sursis de l’exécution de cette procédure avant même que le marché n’ait été attribué ?
Telle est en substance la question à laquelle la CJUE, saisie d’un renvoi préjudiciel par le Conseil d’Etat grec, a répondu positivement. La procédure de passation en cause, comparable à celle d’un appel d’offres restreint, désignait deux phases successives. La première phase de la procédure comprenait le contrôle des pièces justificatives puis des offres techniques des candidats, alors que la seconde comprenait l’ouverture des offres économiques et l’évaluation globale, réalisée par l’entité adjudicatrice gérant le réseau de métro d’Athènes.
A ce titre, le pli de la société NAMA A.E. a été écarté comme irrégulier au terme du contrôle des offres techniques, figurant ainsi parmi les trois soumissionnaires évincés lors de la première phase, de sorte qu’une seule société (SALFO A.E.) a été admise à poursuivre la procédure de passation. Le 26 mars 2019, NAMA a saisi une autorité administrative indépendante spécialisée d’un recours administratif précontentieux contre cette décision, par lequel elle contestait tant le rejet de son offre technique que l’admission de celle de SALFO.
La CJUE avait déjà admis que, dans le cadre d’un recours dirigé contre la décision d’attribution du marché, la société attributaire attraite à la cause ne pouvait utilement opposer à la société requérante l’irrégularité de l’offre de cette dernière, dès lors qu’elle-même avait remis une offre qui aurait dû être écartée comme irrégulière. La Cour avait en effet indiqué que chacun des concurrents, dont l’exclusion est demandée, a un intérêt légitime équivalent à l’exclusion de l’offre de l’autre concurrent aux fins de l’obtention du marché (CJUE, 4 juillet 2013, Fastweb, aff. C‑100/12, point 33).
Le juge de l’Union avait ensuite précisé que cette solution ne se bornait pas aux procédures dans lesquelles avait été présentées seulement deux offres, en admettant qu’il n’est pas exclu qu’une des irrégularités justifiant l’exclusion tant de l’offre de l’adjudicataire que de celle du soumissionnaire contestant la décision d’attribution vicie également toutes les autres offres soumises dans le cadre de la procédure d’appel d’offres, ce qui pourrait conduire l’acheteur à devoir lancer une nouvelle procédure (CJUE, GC, 5 avril 2016, PFE, aff. C‑689/13, point 28). Dans une telle hypothèse, le requérant n’a pas à démontrer que toutes les offres sont effectivement viciées, mais simplement à établir l’existence d’une telle possibilité (CJUE, 5 septembre 2019, Lombardi, C‑333/18, point 29).
Néanmoins, ces moyens ne peuvent être soulevés que par le requérant dont l’exclusion ne résulte pas d’une décision ayant acquis un caractère définitif. Il en va ainsi du requérant contestant en temps utile la décision de rejet de son offre simultanée à celle de l’attribution du marché et qui, en outre, justifierait d’un intérêt à ce qu’une nouvelle procédure de passation soit lancée (CJUE, Archus et Gama, aff. C‑131/16, point 58).
L’innovation de l’arrêt commenté tient ainsi à l’application de la jurisprudence précitée à une demande de sursis à exécution introduite par un soumissionnaire évincé non pas au stade final de l’attribution du marché public, mais lors d’une phase antérieure de la procédure de passation (arrêt commenté, point 33).
2 - Vers une extension de la jurisprudence « Clean Building » du Conseil d’Etat ?
Le juge de l’Union retient « qu’il en résulte, d’une part, que le soumissionnaire évincé peut introduire un recours contre la décision de l’entité adjudicatrice admettant l’offre d’un de ses concurrents, quel que soit le stade de la procédure de passation de marché public auquel cette décision intervient et, d’autre part, que, dans le cadre d’un tel recours, le principe jurisprudentiel rappelé au point 31 du présent arrêt, trouve à s’appliquer ».
Peut-on voir dans cet arrêt une contradiction avec l’exigence que le juge examine si le soumissionnaire justifie d’un « intérêt lésé » ?
Au préalable, il convient de relever que la formule « quel que soit le stade de la procédure de passation » peut prêter à confusion, mais qu’elle ne saurait permettre à une entreprise dont la candidature a été écartée comme irrégulière de se prévaloir de l’irrégularité de l’offre d’une entreprise admise à poursuivre la consultation.
Il appartient en effet au juge, dans le cas de figure singulier tenant au recours introduit par un candidat évincé en raison d’une irrégularité de son pli, de vérifier que ce dernier a soulevé un moyen tiré de l’irrégularité du pli d’une ou plusieurs autres sociétés soumissionnaires se trouvant au même stade que lui, « quel que soit le stade de la procédure de passation » considéré.
De la sorte, le requérant est regardé comme justifiant d’un intérêt à ce que la procédure soit déclarée sans suite et à ce que la passation du marché soit relancée par le pouvoir adjudicateur, offrant ainsi une chance – certes moins directe – d’obtenir le futur marché.
C’est dans ce sens que le Conseil d’Etat a fait évoluer sa fameuse jurisprudence « SMIRGEOMES » (CE, Sect., 3 octobre 2008, SMIRGEOMES, n° 305420, Rec.), en retenant que « la circonstance que l'offre du concurrent évincé, auteur du référé contractuel, soit irrégulière ne fait pas obstacle à ce qu'il puisse se prévaloir de l'irrégularité de l'offre de la société attributaire du contrat en litige. Tel est notamment le cas lorsqu'une offre peut être assimilée, par le juge des référés dans le cadre de son office, à une offre irrégulière en raison de son caractère anormalement bas » (CE, 27 mai 2020, Société Clean Building, n° 435982, Rec.).
Ainsi il est fort à penser que la solution « Clean Building », prenant acte des précisions énoncées par le juge de l’Union européenne, soit étendue à l’hypothèse où le requérant dont le pli a été écarté comme irrégulier agit sans attendre que soit désignée une société attributaire, dès lors qu’il serait en mesure de démontrer qu’une ou plusieurs autres sociétés admises à poursuivre la procédure auraient du également être évincées et que l’acheteur se trouvait en fait dans l’impossibilité de poursuivre la procédure de passation.
Dans ces conditions, il ne saurait être reproché à ce recours de présenter un caractère « objectif », dès lors que le requérant doit toujours démontrer un « intérêt lésé », désignant au sens large l’intérêt à conclure le marché à la suite d’une procédure de passation relancée.
Une telle hypothèse concerne les procédures de référés précontractuels et contractuels, mais doit-on considérer qu’elle puisse être étendue au recours en contestation de validité du contrat ? A ce jour, la jurisprudence « Société Cerba » (CE, 9 novembre 2018, Société Cerba, n° 420654, Rec.) semble faire barrage à la faculté d’un requérant dont l’offre a été écartée comme irrégulière de soulever de tels moyens. Or, celle-ci demeure en effet valable dès lors qu’il pourra toujours être argumenté l’autonomie complète du recours « Tarn-et-Garonne » vis-à-vis des procédures de référés, ces voies de recours ne poursuivant pas le même objectif.
Faut-il dès lors envisager une convergence, ou au contraire, un éloignement de ces deux voies de recours ? Pour répondre à cette question, il faudra alors se rapporter à un stade ultérieur de la jurisprudence administrative.
CJUE, 24 mars 2021, NAMA A.E. c./ AEPP et Attiko Metro A.E, aff. C-771/19.