Le Conseil d’État (CE, 14 novembre 2018, Syndicat mixte pour l’aménagement et le développement des Combrailles, req. n°405628) vient de rendre un arrêt fatal à bon nombre de sociétés publiques locales (ci-après « SPL ») concernant les compétences qu’elles peuvent intégrer dans leur objet social, exercer et qui fondent leur existence même. Véritable bombe dans l’écosystème concerné, l’onde de choc s’étend à tout l’univers des sociétés d’économie mixte locales (SEML) qui repose sur des synergies de compétences croisées, mises en œuvre de manière transversale.
Depuis les lois de décentralisation de 1982 et 1983 (en particulier la loi n° 83-597 du 7 juillet 1983 relative aux sociétés d’économie mixte), les collectivités locales ont développé des sociétés commerciales, véritables bras séculiers opérationnels de mise en œuvre de leurs politiques publiques.
La reconnaissance de leur souplesse et de leur efficacité a permis leur développement dans de nombreux domaines de l’action territoriale (aménagement, immobilier notamment social, transport, numérique, tourisme, eau et assainissement, déchets, environnement et développement durable…).
Face aux obligations européennes de mise en concurrence auxquelles les sociétés d’économie mixte locales (ci-après « SEML ») ont finalement été soumises, des SPL au capital 100% public ont été créées pour permettre de bénéficier d’une exception de mise en concurrence, dite « in house » ou « quasi régie » (loi n°2006-872 du 13 juillet 2006 pour les SPL d’aménagement d’abord, puis loi n°2018-559 du 28 mai 2010 pour toute mission de service public ou d’intérêt général).
La question soumise au Conseil d’État concerne la possibilité pour une collectivité territoriale (commune, département, région) ou un groupement de collectivités territoriales (communauté de communes, communauté d’agglomération, métropole…) de participer au capital d’une SPL alors qu’elle n’exerce pas la totalité des compétences correspondant à chacune des composantes de l’objet social de cette dernière (objet portant sur plusieurs domaines complémentaires ou associés permettant de disposer d’un outil à portée transversale et mieux à même d’appréhender les opérations de manière systémique dans le paysage du millefeuille des compétences administratives des actionnaires publics). Les SEML et les SPL étant des outils d’intégration et d’interopérabilité de compétences sur un même territoire, la question des compétences strictement identiques à l’ensemble de l’objet social ou simplement partagées avait fait, jusqu’à présent, l’objet de solutions divergentes de la part des juridictions du fond.
Elle vient d’être définitivement tranchée, dans le vif, par la Haute Assemblée.
Précédentes tentatives d’éclaircissement sur le débat du tout ou partie des compétences
Le tribunal administratif de Lille avait ouvert le débat jurisprudentiel en admettant qu’une collectivité territoriale ou un groupement de collectivités territoriales puisse participer au capital d’une SPL à condition d’exercer une partie seulement des compétencesse rattachant aux activités intégrées dans son objet social (TA Lille, 29 mars 2012, Communauté de communes Sambre-Avesnois, req. n°1201729 ; TA Clermont-Ferrand, 1erjuillet 2014, SEMARAP, req. n°1301729 ; TA Melun, 7 novembre 2014, req. n°1206600).
A l’inverse, certaines juridictions ont déduit des dispositions du code général des collectivités territoriales l’obligation, pour une collectivité territoriale ou un groupement de collectivités territoriales, d’exercer l’intégralité des compétencesentrant dans l’objet social de la SPL pour pouvoir participer au capital de celle-ci (CAA Nantes, 19 septembre 2014, Syndicat intercommunal de la Baie, req. n°13NT01683).
Enfin, à la croisée des chemins, la cour administrative d’appel de Lyon a admis la participation d’une collectivité territoriale ou d’un groupement au capital d’une SPL dans l’hypothèse où la partie prépondérante des missionsde cette dernière n’outrepasse pas le domaine de compétences des actionnaires sans livrer véritablement la méthode permettant d’appréhender cette notion de prépondérance (CAA Lyon, 4 octobre 2016, SA Lyonnaise des eaux France, req. n°15LY01099 ; CAA Lyon, 4 octobre 2016, Préfet du Puy-de-Dôme, req. n°14LY02778 – V. également : TA Toulouse, 30 janvier 2018, Préfet de Haute-Garonne, req. n°1701505).
Malgré la résistance de certains tribunaux (TA Montpellier, 19 septembre 2017, Liberti et a., req. n°1506432), le pronostic vital des SPL, spécifiquement celles créées entre un établissement public de coopération intercommunal (ci-après « EPCI ») et une commune membre était déjà bien engagé, dans la mesure où dans cette hypothèse, l’EPCI exerce des compétences qui lui ont été transférées par les communes membres.
Le coup fatal pour la première victime : la SPL
Le Conseil d’État a finalement opté pour la thèse de l’objet social devant se recouper intégralement avec les compétences exercées par les actionnaires de la société.
En effet, à l’occasion du pourvoi dirigé contre un arrêt rendu par la cour administrative d’appel de Lyon, les juges du Palais-Royal ont dégagé de la combinaison des articles L 1531-1, L 1521-1 et L 1524-5 du code général des collectivités territoriales un principe selon lequel la participation d’une collectivité territoriale ou d’un groupement de collectivités territoriales à une SPL est exclue lorsque cette collectivité ou ce groupement n’exerce pas l’ensemble des compétences sur lesquelles porte l’objet social de la société (CE, 14 novembre 2018, Syndicat mixte pour l’aménagement et le développement des Combrailles, req. n°405628).
Il n’en va différemment, en vertu de l’article L 1521-1 du code général des collectivités territoriales que dans le cas où, postérieurement à la création de la société, une commune actionnaire transfère une compétence dans le cadre de laquelle s’inscrit l’objet social de la société.
Cette exigence de stricte identité entre les activités de la SPL et les compétences détenues par ses actionnaires se fonde sur la circonstance que la participation au capital de cette structure ouvre droit à chaque actionnaire à participer aux décisions prises par la société par l’intermédiaire des représentants au sein du conseil d’administration ou de surveillance.
Dans la mesure où une SPL ne peut prendre en charge aucune activité autre que celles confiées et réalisées pour le compte de ses actionnaires et qu’elle ne peut donc finalement agir pour son propre compte, l’on conçoit mal la difficulté que pose cette participation aux décisions de la société.
Par ailleurs, depuis la mise en place du « fléchage » au sein des listes des élections municipales, nombreuses sont les situations concernant des communautés d’agglomération et des métropoles où les administrateurs sont à la fois conseillers municipaux et conseillers au sein de l’intercommunalité, de sorte que l’intérêt général « mutualisé » puisse être parfaitement exprimé au sein des organes décisionnels d’une SPL.
Finalement, il semblerait que le Conseil d’Etat ait préféré éviter que cette participation qui ouvre effectivement le droit de siéger au sein des organes d’administration et de direction de la société puisse conduire à ce que des collectivités ou groupements de collectivités actionnaires puissent exercer conjointement un contrôle analogue et ainsi, qu’ils puissent entretenir avec cette société, une relation de quasi-régie exemptée de mise en concurrence sans pour autant disposer de l’ensemble des compétences se rattachant aux activités de la SPL.
Néanmoins, à l’instar de la position défendue par certains tribunaux administratifs, il aurait pu être considéré que sans être privé de la possibilité même de participer au capital d’une SPL, l’actionnaire concerné se voit privé de la faculté de confier à cette dernière, sans publicité ni mise en concurrence, des prestations relevant de la compétence dont il ne dispose pas.
Il en va d’autant plus ainsi que le risque de développement de sociétés « tentaculaires » (M. Karpenschif, « L'égale concurrence et les entreprises publiques locales », JCP Adm., n° 1, 7 janv. 2013. 2002)est également encadré par la condition de complémentarité de l’ensemble des composantes de son objet social fixée par l’article L 1521-1 du code général des collectivités territoriales.
A l’heure où la lettre de ce dernier code continue à justifier l’interdiction faite aux SPL de prendre en charge toute activité accessoire (CE, 22 juillet 2016, SEMARAP c. Commune de Chamalières, req. n°398748), la décision rendue par le Conseil d’État pourrait bien contribuer à mettre à mal l’intérêt de ces structures, à l’exception peut-être des sociétés intercommunales, interdépartementales ou interrégionales qui sont loin de représenter, en pratique, la majorité des sociétés publiques locales constituées depuis l’entrée en vigueur de la loi n°2018-559 du 28 mai 2010 ; les sociétés dédiées à l’aménagement dont la définition est extrêmement large (art. L .300-1 du Code de l’urbanisme), semblent également pouvoir être épargnées par l’interprétation retenue par le juge.
Profil de la seconde victime : la SEML
Compte tenu des textes sur lesquels elle se fonde, la solution doit manifestement s’appliquer aux SEML au capital desquelles les collectivités territoriales et leurs groupements peuvent également participer « dans le cadre des compétences qui leur sont reconnues par la loi » (article L 1521-1 du CGCT) et en contrepartie d’un siège, au moins, au sein du conseil d’administration ou de surveillance de la société.
C’est d’ailleurs en ce sens que l’instruction dite Baylet a considéré, antérieurement à l’arrêt du 14 novembre 2018, que les solutions jurisprudentielles prônant une stricte correspondance entre les compétences des actionnaires et les activités des entreprises publiques locales (ci-après « EPL ») étaient, en tout point, applicables aux SEML (Instruction du 26 janvier 2017, NOR : ARCC1702552).
Il en résulte que toutes les SEML ne peuvent avoir pour actionnaire que des collectivités territoriales ou des groupements bénéficiant tous des mêmes compétences et correspondant à toutes les composantes de l’objet social, ce qui, en pratique, correspond à une minorité des cas, et même une absurdité opérationnelle pour des structures considérées comme des « catalyseurs de développement »(Fédération des EPL, « SEM, SEMoP SPL, une gamme d’entreprises à vos mesures »).
Repenser le cadre institutionnel des entreprises publiques locales
D’une complexité juridique évidente, les raisonnements mobilisés ont conduit le Conseil d’Etat à trancher sur la base de dispositions du code général des collectivités territoriales qui doivent probablement être revisitées.
D’une part, l’on ne sait pas s’il faut véritablement parler de « meurtre » (ou même d’assassinat si tout cela fut prémédité) ou d’homicide involontaire, compte tenu des répercussions systémiques d’une telle décision.
D’autre part, il est urgent d’ouvrir la réflexion sur des formes de statuts donnant plus de souplesse (type société par actions simplifiée) ou sur des formes dérogatoires plus poussées pour des sociétés anonymes à capital majoritairement voire exclusivement public.
Enfin, une loi de validation semble inévitable pour ne pas fragiliser l’ensemble de l’écosystème concerné, la solution retenue touchant aux règles, d’ordre public, de compétence pouvant invalider rétroactivement l’ensemble des montages précédemment créés comme les actes en découlant. Il en va d’autant plus ainsi que le Conseil d’Etat n’a pas jugé utile de différer la date de l’application de sa solution afin de préserver la sécurité juridique.
Les SEML, les SPL et plus généralement les EPL représentent plus de 1200 entreprises locales en France en sorte que ces réflexions seront l’occasion pour le législateur de confirmer et de conforter leur rôle essentiel dans le développement durable et coordonné de tous les territoires. Le droit se doit de répondre à l’éternelle recomposition des besoins qu’il structure.
Nicolas CHARREL, Avocat associé au barreau de Paris et à la Cour du Luxembourg
Mathilde FOGLIA, Avocat pré-associée au barreau de Montpellier