En matière de propriété des personnes publiques, la décision du Conseil d’État en date du 22 juillet 2022 publiée au recueil Lebon est à noter puisque celui-ci confirme le caractère imprescriptible et inaliénable des biens non immobilier du domaine public et reconnait l'indemnisation de leur détenteur de bonne foi.
En l’espèce, la famille du requérant a acquis un manuscrit attribué à Saint Thomas d’Aquin en 1901. Après avoir été déposé aux archives départementales, ce dernier est restitué au requérant en vue de sa vente aux enchères. C’est lorsqu'il sollicite la délivrance du certificat lui permettant d’exporter l’ouvrage en dehors du territoire national, que le ministre de la culture refuse et demande à ce que le manuscrit soit restitué à l’Etat considérant celui-ci comme appartenant au domaine public national en tant que bien ecclésiastique au titre du décret de l'Assemblée constituante du 2 novembre 1789.
Le détenteur du manuscrit sollicite d’abord, alors, par la voie du recours pour excès de pouvoir l’annulation de cette décision de restitution. Se voyant opposer un rejet par le Tribunal administratif, il engage ensuite une action en indemnisation des préjudices moral et financier subis du fait de la revendication du manuscrit par l’État, à hauteur de 300 000€. Action qui d'abord rejetée par le Tribunal Administratif, sera accueillie par la Cour Administratif d'Appel qui estime que la perte d’intérêt patrimonial à jouir de ce bien causait effectivement un préjudice justifiant l’indemnisation du requérant par l’État à hauteur de 25 000€. La Ministre de la culture et le détenteur ont alors saisit la juridiction suprême d’un pourvoi en cassation.
Le Conseil d’État se positionne sur le fondement des dispositions européennes de sauvegarde des droits de l’Homme « Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique » ainsi que sur l’article L.3111-1 du code général de la propriété des personnes publiques qui dispose que « Les biens des personnes publiques (…) qui relèvent du domaine public, sont inaliénables et imprescriptibles », et retient que « le détenteur de bonne foi d'un bien appartenant au domaine public dont la restitution est ordonnée peut prétendre à la réparation du préjudice lié à la perte d'un intérêt patrimonial à jouir de ce bien, lorsqu'il résulte de l'ensemble des circonstances dans lesquelles cette restitution a été ordonnée que cette personne supporterait, de ce fait, une charge spéciale et exorbitante, hors de proportion avec l'objectif d'intérêt général poursuivi. Alors même que le détenteur de bonne foi tenu à l'obligation de restitution ne justifierait pas d'une telle charge spéciale et exorbitante, il peut prétendre, le cas échéant, :
- à l'indemnisation des dépenses nécessaires à la conservation du bien qu'il a pu être conduit à exposer
ainsi que,
- en cas de faute de l'administration, à l'indemnisation de tout préjudice directement causé par cette faute ».
La Cour administrative d’Appel ne commet donc pas d’erreur de droit en retenant que :
- L’intérêt patrimonial de jouir du manuscrit du fait de la durée de sa détention était reconnu. L’intérêt public majeur de sa restitution n’exclut pas à ce titre l’indemnisation de son détenteur de la perte de jouissance subie.
- la Cour pouvait valablement rechercher s’il pesait sur le détenteur une « charge spéciale et excessive », ce terme étant équivalant à une « charge spéciale et exorbitante »,
- la privation de l'intérêt patrimonial à jouir de ce manuscrit constituait en l'espèce une charge spéciale et exorbitante, hors de proportion avec l'objectif d'intérêt général poursuivi, compte tenu de la durée de détention et du fait que les pouvoirs publics n’avaient pas réclamé la restitution de l’ouvrage avant la vente aux enchères alors même qu’il avait été déposé auparavant dans les archives départementales.
- L’indemnisation de cette charge inclue nécessairement la réparation du préjudice moral.
- La réparation est nécessairement inférieure à la valeur du bien, compte-tenu du fait qu’elle concerne l’indemnisation d’une perte de jouissance et non de propriété sur le bien concerné.
Dès lors les pourvois sont rejetés et le détenteur de bonne foi, supportant une charge spéciale et exorbitante, hors de proportion avec l'objectif d'intérêt général poursuivi, est indemnisé des préjudices moral et financier subi du fait de la perte d'un intérêt patrimonial à jouir de ce bien appartenant de manière inaliénable au domaine public de l’État.