Garantie décennale : la taille de la collectivité importe… et permet de tempérer sa faute
Dans une décision du 19 octobre 2020 (17MA03847), la Cour administrative d’appel de Marseille a relevé la faute du maitre d’ouvrage tendant à exonérer les entrepreneurs et maitre d’œuvre de leur responsabilité décennale, en limitant toutefois cette exonération à 20% du montant des indemnités correspondant au préjudice subi en raison des désordres affectant la solidité de l’ouvrage, compte tenu en outre des manquements au devoir de conseil incombant aux cocontractants privés. Le juge administratif a ainsi entendu moduler les conséquences de la faute du maitre d’ouvrage en tenant compte, in concreto, de la capacité technique de ce dernier à la prévenir.
1. La faute du maitre d’ouvrage : une circonstance en principe exonératoire de responsabilité décennale des entrepreneurs et du maitre d’œuvre
La commune de Saint-Papoul, située dans le département de l’Aude avec ses 879 âmes, a assumé la qualité de maitre d’ouvrage dans le cadre d’un marché public de travaux ayant pour objet la réalisation d’une voie d'évitement du centre-ville de 1,2 kilomètre entre les routes départementales n° 103 et n° 126.
Antérieurement à l’ouverture à la circulation de la route considérée, des défauts étaient apparus sur le revêtement. Ces désordres ont été aggravés par des affaissements de la chaussée et des nids de poule, ayant donné lieu à une première reprise par l’entrepreneur de travaux titulaire du marché, et ont été de nouveau observés après que la commune ait prononcé une réception sans réserves de l’ouvrage.
Par un jugement n°1501387 en date du 13 juillet 2017, le tribunal administratif de Montpellier a rejeté la demande de la commune de Saint-Papoul tendant à condamner solidairement le maître d’œuvre et l’entrepreneur de travaux à lui verser la somme près de 1,2 millions d’euros, en réparation des préjudices qu'elle estimait avoir subis du fait des désordres constatés
Celle-ci a ainsi entendu se prévaloir, devant la Cour administrative d’appel de Marseille, de ce que la nature et le caractère non apparent des désordres, devaient notamment conduire à retenir la responsabilité décennale du maître d’œuvre et de l’entrepreneur de travaux, dès lors que désordres observés résultaient d’un manquement au devoir de conseil incombant à ces derniers durant la conception et la réalisation de l’ouvrage.
Dès lors, les constructeurs ont classiquement invoqué une faute du maître d’ouvrage – caractérisée par l’absence de réalisation d’une étude préalable des sols adéquate par les services techniques de la commune – laquelle serait effectivement de nature à les exonérer totalement ou partiellement de leur responsabilité décennale. La jurisprudence ne manque pas d’illustrations en ce sens :
- choix d’un emplacement défectueux pour l’implantation de l’ouvrage malgré les réserves formulées par les constructeurs (CE, Sect, 7 avril 1967, Entreprise Bouhana, n°61835, Rec) ;
- choix de matériaux ou de procédés de construction inadaptés ou défectueux (CE, 19 janvier 1977, Ville de Paris, n°99812, Tables) ;
- enveloppe financière impossible à tenir (CE, 15 janvier 1982, Etablissement Missenard-Quint, n° 15386, Tables).
Saisi d’un moyen tiré d’une cause exonératoire résultant de la faute du maitre d’ouvrage (faute de la victime), appartient-il au juge administratif de tenir compte de la capacité technique des services du maitre d’ouvrage à identifier, à évaluer – in fine – à prévenir les contraintes techniques induites par la nature de sols ?
Telle est la question à laquelle la Cour administrative d’appel de Marseille a souhaité répondre favorablement, infirmant le jugement rendu par le tribunal administratif de Montpellier.
2. La taille du maitre d’ouvrage fautif : un nouveau cas de modulation de la responsabilité décennale ?
En l’espèce, la solution n’est pas sans rappeler la décision « Commune de Rennes-les-Bains » (CE, 9 mars 2018, n°406205) dans laquelle la Haute juridiction avait retenu, s’agissant d’une autre commune audoise de très petite taille, une faute partagée entre le maitre d’ouvrage d’une part, ainsi que le maitre d’œuvre et l’entrepreneur de travaux d’autre part, conduisant ainsi à une exonération de la responsabilité décennale de ces derniers correspondant à 33% du montant des désordres.
Toute similitude gardée, l’appréciation du moyen tiré de la faute de la victime et tendant à obtenir l’exonération – au moins partielle – de la responsabilité décennale des constructeurs aurait pu se fonder uniquement sur la méconnaissance de leur devoir de conseil, ceux-ci étant tenus d’une obligation d’alerte s’agissant de l’insuffisance des études dont ils sont destinataires.
En outre, le cas d’espèce permet de relever que l’entrepreneur de travaux avait pris soin de réaliser des études des sols et ainsi de disposer des informations devant conduire à l’alerte du maitre d’ouvrage, sans avoir mis en œuvre cette obligation de conseil. La Cour retient en outre « qu’il n'est pas établi que le maître de l'ouvrage aurait été informé du résultat de ces analyses et aurait été en mesure d'évaluer leur portée. » (point 7 de l’arrêt commenté).
Allant plus loin dans cette approche, la juridiction retient que « la commune de Saint-Papoul a ainsi pu, sans commettre de négligence, regarder les problèmes identifiés avant la réception de l'ouvrage comme des désordres ponctuels ». Ce faisant la Cour semble intégrer une considération subjective et variable, en admettant que le maitre d’ouvrage ait pu voir les problèmes en cause comme n’étant nullement constitutifs de désordres relevant de la garantie décennale, sans véritablement les regarder.
La Cour retient enfin : « Ainsi, au regard de l'ensemble de ces éléments, et du fait notamment que la commune de Saint-Papoul compte moins de mille habitants et ne dispose pas de véritable capacité d'expertise technique, il y a lieu de considérer que la faute de la commune de Saint-Papoul est exonératoire de la responsabilité des constructeurs à hauteur de 20 % des dommages. La commune de Saint-Papoul est ainsi seulement fondée à demander au titre de la responsabilité décennale la condamnation in solidum des constructeurs, qui ont participé au même dommage, au paiement de 80% de son préjudice. » (point 21 de l’arrêt commenté).
Dès lors, la circonstance que les services techniques de la commune ne disposaient pas d’une capacité d’analyse suffisante pour prévenir ces désordres – laquelle apparait en outre dépourvue de lien direct avec le nombre de résidents – semblait ainsi constituer un élément d’appréciation supplémentaire, sans pour autant pouvoir constituer un motif à part entière de répartition de la responsabilité entre la victime et les entrepreneurs.
En synthèse si la taille de la collectivité et la capacité technique du maitre d’ouvrage fautif semblent importer, elles ne sauraient à elles seules excuser entièrement sa faute.
CAA Marseille, 19 octobre 2020, Commune de Saint-Papoul, 17MA03847.