Quand le juge administratif doit marcher sur des oeufs ...
Par ordonnance du 26 octobre 2023, le juge du référé précontractuel du tribunal administratif de Toulon a eu à juger d'un prétendu manquement au principe d'impartialité d'un des membres d'un groupement d'assistance à maîtrise d'ouvrage pour la procédure de passation du contrat de concession des ports de plaisance de Toulon Provence Méditerranée.
Parmi de ce groupement, un bureau d'études spécialisé dans le domaine portuaire était accusé par le candidat écarté d'avoir des relations d'affaires avec le groupement attributaire de la concession. En fin de procédure et en particulier avant la délibération de l'assemblée métropolitaine d'approbation du contrat de délégation de service public, ces éléments ont été relayés par la presse, notamment pour tenter de dissuader la collectivité de poursuivre la procédure. La délibération ayant néanmoins été prise, le candidat évincé a engagé une procédure de référé précontractuel en particulier fondé sur le manquement allégué.
Dans les faits, la société suspectée du manquement d'impartialité avait exécuté plusieurs missions pour l'attributaire, mais également pour les deux membres du second groupement candidat à l'attribution de la concession. En effet, le domaine particulier des concessions portuaires conduit au constat d'un nombre assez restreint de bureaux spécialisés dans ce domaine, à l'expertise reconnue et souvent partagée par les différents acteurs du secteur d'activité en cause. Plus délicate était la question de liens d'affaires en cours avec l'attributaire, pour le suivi d'une concession d'un port de plaisance comparable.
1. Rappel des règles régissant les risques de conflits d'intérêts et les éventuels manquements au principe d'impartialité
La situation de conflit d’intérêt, ainsi qu’il ressort des articles L.2141-10 et L.3123-10 du Code de la commande publique se caractérise par la réunion de deux conditions :
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une participation à la procédure d’une personne ayant un intérêt à son issue pouvant être perçu comme compromettant son impartialité ;
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avoir été en mesure d’influencer la procédure.
Les modalités de contrôle de l'impartialité ont été jugé à l'occasion d'une demande de récusation d'un expert judiciaire dont les anciennes fonctions avec une des entreprises parties à l'expertise pouvaient questionner (CE, 19 avril 2013, CH Alès, req. n° 360598).
"4. Considérant, en dernier lieu, qu'il appartient au juge, saisi d'un moyen mettant en doute l'impartialité d'un expert, de rechercher si, eu égard à leur nature, à leur intensité, à leur date et à leur durée, les relations directes ou indirectes entre cet expert et l'une ou plusieurs des parties au litige sont de nature à susciter un doute sur son impartialité ; qu'en particulier, doivent en principe être regardées comme suscitant un tel doute les relations professionnelles s'étant nouées ou poursuivies durant la période de l'expertise" ;
Le principe d'impartialité a été hissé au rang de principe général du droit par le célèbre arrêt "Applicam" (CE, 14 octobre 2015, Applicam, req. n° 390868)
"5. Considérant qu'au nombre des principes généraux du droit qui s'imposent au pouvoir adjudicateur comme à toute autorité administrative figure le principe d'impartialité, dont la méconnaissance est constitutive d'un manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence".
Plusieurs décisions éclairent les conditions d'appréciation des risques de manquement au principe d'impartialité notamment concernant des assistants à maîtrise d'ouvrage pouvant être considérés en situation de conflit d'intérêts vis à vis de candidats à l'attribution d'un contrat de la commande publique pour la passation desquels ils conseillent les acheteurs publics (voir notamment CE, 12 septembre 2018, SIOM de la Vallée de Chevreuse, société SEPUR, req. n° 420454).
La violation du principe d'impartialité constitue un manquement d'une particulière gravité susceptible d'entacher la validité du contrat (CE, 25 novembre 2021, Collectivité de Corse, req. n° 454466) :
5. D'autre part, au nombre des principes généraux du droit qui s'imposent au pouvoir adjudicateur comme à toute autorité administrative figure le principe d'impartialité, qui implique l'absence de situation de conflit d'intérêts au cours de la procédure de sélection du titulaire du contrat. Aux termes du 5° du I de l'article 48 de l'ordonnance du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics, applicable au marché litigieux, désormais codifié à l'article L. 2141-10 du code de la commande publique : " Constitue une situation de conflit d'intérêts toute situation dans laquelle une personne qui participe au déroulement de la procédure de passation du marché public ou est susceptible d'en influencer l'issue a, directement ou indirectement, un intérêt financier, économique ou tout autre intérêt personnel qui pourrait compromettre son impartialité ou son indépendance dans le cadre de la procédure de passation du marché public ". L'existence d'une situation de conflit d'intérêts au cours de la procédure d'attribution du marché est constitutive d'un manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence susceptible d'entacher la validité du contrat.
C'est donc à l'aune de ces conditions, après un examen particulièrement circonstancié et motivé, que le juge de Toulon a écarté le moyen avec une nouveauté importante concernant l'équilibre proportionné entre le principe d'impartialité mais également le principe du libre exercice d'une profession conduisant implicitement mais nécessairement au respect du principe d'égal accès à la commande publique pour les assistants à maîtrise d'ouvrage spécialisés.
2. L'appréciation proportionnée des risques d'atteinte à des principes concurrents
Le juge du référé précontractuel du tribunal administratif de TOULON, reprenant le considérant de principe sur les éléments déterminants pour le risque d'atteinte à l'impartialité, en a confirmé le contenu en retenant le fait qu'un tel principe n'interdit pas une absence totale de lien passé sauf à interdire à certains conseils auprès de maître d'ouvrage d'exercer librement leur profession tout en privant lesdits maître d'ouvrage d'un soutien utile, reprenant d'ailleurs à son compte une décision du Conseil d'Etat validant les collaborations ponctuelles qui ne sauraient à elles seules caractériser un manquement à l'impartialité (CE, 25 juin 2011, Ministre de l'écologie, du développement durable, des transports et du logement, req. n° 347720) :
- Pour apprécier cette règle, il convient d’une part de tenir compte de la nature, de l’intensité, de la date et de la durée des relations directes ou indirectes que la personne a eues avec l’une des parties et, d’autre part, de vérifier si la personne en cause a été susceptible d’exercer une influence sur l’issue de la procédure d’attribution. Mais aussi, le principe d’impartialité, quel que soit son champ d’application, n’implique jamais une absence totale de tous liens passés. Il serait d’ailleurs inapplicable, notamment dans les domaines d’activité relativement étroits où les personnes jouissant d’une certaine expertise sont peu nombreuses et l’ont acquise en travaillant pour le compte des opérateurs économiques du secteur. Leur interdire d’exercer toute mission de conseil auprès des maîtres d’ouvrage serait porter à leur liberté d’exercer une profession, une atteinte excessive et priverait les maîtres d’ouvrages d’un soutien utile.
L'équilibre entre impartialité et liberté d'accès à la commande publique au travers du principe de liberté d'exercer une profession doit donc être recherché sous le prisme du respect de la proportionnalité entre ces injonctions pouvant paraître comme contradictoires que le juge administratif doit concilier.
En outre, analysant les liens d'affaires d'affaires actuels, le juge toulonnais retient une faible intensité dans cette relation (1,54% du chiffres d'affaires du bureau d'études), à l'instar également de ce que le Conseil d'Etat avait retenu dans l'arrêt du 24 juin 2011 précité.
- D’une part, il résulte de l’instruction que les partenariats entre le Groupe Eiffage et la société Créocéan, bien que répétés, sont très modérés, qu’ils n’ont jamais duré dans le temps et sont restés très ponctuels, qu’ils constituent un pourcentage très résiduel du chiffre d’affaires de la société Créocéan, laquelle ne dispose d’aucun intérêt particulier avec les sociétés du Groupement Eiffage – Sodéports et se sont tous achevés avant le lancement de la procédure d’attribution litigieuse. Le seul partenariat cité par la requérante qui est actuel, est celui constitué entre la société Créocéan, la société Eiffage Travaux Maritimes et Fluviaux et la société SCE dans le cadre de la concession relative à la Marina Baie des Anges à Villeneuve-Loubet. Toutefois, bien que ce lien soit actuel, il n’en demeure pas moins que l’intensité de la relation d’affaires est très relative et ne saurait constituer un quelconque intérêt de la société Créocéan au sein des sociétés du Groupement Eiffage - Sodéports, dès lors que ce contrat conclu en décembre 2020 pour une durée de 4 ans, a été conclu pour un montant total d’environ 500.000 euros, soit, ramené à l’année, environ 125.000 euros pour l’ensemble des 3 membres du groupement, autrement dit, un pourcentage de moins de 1,54% – étant précisé que la part de la société Créocéan est nécessairement encore inférieure – sur la moyenne du chiffre d’affaires de la société Créocéan des années 2020 et 2021. Ainsi, l’intensité des relations commerciales entre l’un des AMO techniques de TPM et le groupement attributaire n’est pas constituée, dès lors que la société Créocéan ne dispose d’aucun intérêt direct auprès dudit groupement.
Poursuivant son raisonnement, l'ordonnance du 26 octobre 2023 reconnait le nombre limité d'intervenants dans le secteur d'activité (à l'instar encore une fois des circonstances jugées dans l'arrêt du Conseil d'Etat du 24 juin 2011 préc.)
- D’autre part, le secteur d’études et conseils en matière d’aménagement et de génie portuaire est particulièrement étroit, rendant inévitable une collaboration, à un moment où un autre, entre les acteurs du secteur, a fortiori pour des entreprises telles que celles constituant le Groupement EIFFAGE – SODEPORTS intervenant en matière de génie civil portuaire, littoral et fluvial, et nécessitant des expertises d’études relevant de la compétence de la société Créocéan. Ainsi, il n’existe que peu de références d’entreprises pertinentes dans le domaine d’intervention de la société Créocéan, illustrant, s’il en était besoin, le caractère très restreint et spécialisé du secteur, rendant inévitable le croisement et les liens commerciaux entre ses différents acteurs, ne constituant donc pas nécessairement une impartialité du seul fait d’une collaboration ponctuelle entre lesdits acteurs.
Enfin, l'influence effective de ce bureau d'études n'est pas non plus retenue dans l'espèce jugée.
- Enfin, il ne résulte pas de l’instruction que l’influence exercée par la société Créocéan sur l’attribution, ait été déterminante, la société Créocéan n’étant au demeurant pas la seule AMO technique de la Métropole, la société Wiinch jouant également un rôle important dans l’analyse technique des offres. Il ressort également du dossier d’instruction que TPM n’a pas suivi son AMO à la suite de l’analyse des offres initiales, puisque, aux dires même de la Chambre de commerce et d'industrie du Var et de la société NGE Concessions, la Métropole a tranché contre l’avis de l’AMO en retenant l’offre du Groupement Eiffage – Sodéports.
- Il résulte de tout ce qui précède que, d’une part, la relation d’affaires entre la société Créocéan et les sociétés membres du groupement attributaire n’est pas substantielle ni constitutive d’un intérêt et que, d’autre part, l’influence que la société Créocéan a été susceptible d’exercer sur le choix du titulaire a été très limitée. Les conditions de l’impartialité n’étant pas remplies, ni en droit, ni en fait, ce premier moyen ne pourra qu’être rejeté comme étant infondé.
Cette ordonnance complète en conséquence l'éclairage à avoir sur la mise en oeuvre du principe d'impartialité qui ne doit pas conduire à devoir écarter des opérateurs économiques très spécialisés pouvant travailler pour tous les intervenants dans le secteur d'activité concerné. Cela est évidemment le cas dans le domaine portuaire, mais également dans le domaine des transports, de l'énergie, en somme dans de nombreux secteurs à la technicité croissante.
Le cloisement des intervenants reste tout de même une précaution dont s'était d'ailleurs assurée l'acheteur en cause.