Par deux arrêts lus le 2 décembre 2022 et ayant fait l’objet de conclusions communes de Madame Cécile Raquin[1], le Conseil d’Etat a apporté des précisions concernant l’obligation (ou non) d’observer une procédure de publicité et de mise en concurrence avant l’attribution de titres d’occupation du domaine public ou privé.
Les règles applicables en la matière ont fait l’objet d’évolutions récentes. En effet, après que la Haute juridiction ait clairement considéré qu’aucun texte n’imposait aux personnes publiques d’organiser une procédure de publicité et de mise en concurrence préalable à la délivrance ou à la passation d’un contrat ayant pour seul objet l’occupation d’une dépendance domaniale, même si l’occupant est un opérateur sur un marché concurrentiel[2], le législateur, sous l’impulsion de la Cour de justice de l’Union européenne[3], a décidé de fixer des règles imposant la mise en œuvre d’une telle procédure de publicité et de mise en concurrence préalable, avec l’ordonnance n° 2017-562 du 19 avril 2017 relative à la propriété des personnes publiques[4].
Toutefois, cette ordonnance demeurerait « imparfaite » car n’apportant aucune précision sur les règles applicables en matière d’occupation du domaine privé. Cette problématique a alors donné lieu à plusieurs décisions des juridictions, administratives[5] ou judiciaires[6] et réponses ministérielles[7] au regard desquelles, il faut le reconnaître, il pouvait être délicat de déterminer l’exact champ d’application des règles s’imposant aux personnes publiques.
Ce faisant, par ses arrêts Société Paris Tennis[8] et M. A.[9], le Conseil d’Etat apporte des éclaircissements concernant le champ d’application des obligations de publicité et de mise en concurrence en matière d’occupation domaniale.
Pour des questions pratiques, nous vous proposons donc de reprendre ci-après la feuille de route à appliquer afin de déterminer si de telles obligations s’imposent.
1. Le contrat d’occupation et commande publique
La première étape est d’abord celle de savoir si le contrat ne ressort pas du champ du droit de la commande publique. En d’autres termes, il convient de rechercher si les parties n’ont pas commis une erreur en se plaçant sur le terrain du code général de la propriété des personnes publiques et non sur celui du code de la commande publique.
Sur ce point, uniquement développé dans l’affaire Société Paris Tennis, sans grande surprise, le Conseil d’Etat n’est pas revenu sur la solution dégagée aux termes du précédent arrêt rendu dans cette même affaire[10], à savoir qu’aucune stipulation du contrat ne permettait de caractériser l’existence d’un service public même si cette solution nous paraît critiquable (ou du moins limitée aux circonstances de l'espèce) dans la mesure où depuis l’entrée en vigueur de la réforme du droit de la commande publique en 2016[11], le critère dirimant pour distinguer une convention d’occupation du domaine public d’un contrat de la commande publique est celui de la « réponse à un besoin » de la personne publique[12], comme des travaux, des services et autres prestations relevant du champ d'application du code de la commande publique.
2. Contrat d’occupation et obligations de mise en concurrence issues de la Directive « Services » de 2006
La deuxième étape, et celle qui nous intéresse le plus en l’occurrence, concerne le champ d’application de la Directive « Services » de 2006[13] qui est susceptible d’emporter pour l’autorité domaniale l’obligation de mettre en œuvre une procédure de publicité et de mise en concurrence préalable alors même qu’elle se situe hors du champ de la commande publique.
Sur le plan rationae temporis, le Conseil d’Etat fait application de sa décision Mme Perreux[14], et juge que la Directive « Services » est d’application directe, de sorte que tout justiciable peut s’en prévaloir dès lors que l’Etat n’a pas pris, dans les délais impartis par celle-ci, les mesures de transpositions nécessaires, délai expirant le 28 décembre 2009, de sorte que tous les contrats ou autorisations portant occupation du domaine conclus ou délivrées après cette date sont susceptibles d’entrer dans le champ d’application des obligations de publicité et de mise en concurrence préalables, et donc même conclues avant l’entrée en vigueur de l’ordonnance du 19 avril 2017.
En outre, sans qu’il soit nécessaire de caractériser un intérêt transfrontalier certain[15], concernant le champ d’application ratione loci, la Haute juridiction vient confirmer que les obligations de mise en concurrence et de publicité sont susceptibles de couvrir non seulement les dépendances du domaine public mais également celles du domaine privé[16]. Ce point ne faisait toutefois guère de doutes dès lors que, comme le rappelle C. Raquin aux termes de ses conclusions, le droit de l’Union européenne ne connaît pas la différence entre le domaine public et le domaine privé.
Et surtout, toujours concernant le champ d’application rationae materiae de cette directive, lequel est le même que celui des articles L. 2122-1-1 et suivants du code général de la propriété des personnes publiques, il ressort des conclusions de Madame Raquin qu’il est possible de se fonder sur deux critères[17].
a) Critère de la nécessité de l’obtention d’un acte nécessaire à l’exercice d’une activité économique
Dans un premier temps, il convient de caractériser l’existence d’une autorisation qui « a pour effet d’obliger un prestataire ou un destinataire à faire une démarche auprès d’une autorité compétente en vue d’obtenir un acte relatif à l’accès à une activité de service ou à son exercice dans le domaine économique ».
Or, c’est sur ce critère que le Conseil d’Etat réintègre une distinction entre les autorisations d’occupation portant sur le domaine public et celles portant sur le domaine privé.
En effet, en ce qui concerne l’occupation du domaine public, C. Raquin relève que le « titre d’occupation du domaine public aux fins d’y exercer une activité économique sera toujours une autorisation » au sens du critère ci-avant. Elle considère donc que « dès lors qu’un titre est toujours nécessaire pour occuper ou utiliser le domaine public, ce premier critère tiré de la nécessité d’une autorisation sera systématiquement rempli et l’analyse doit donc porter sur la nature de l’activité », i.e. sur le point de savoir s’il s’agit d’une activité économique ou non[18].
Dit autrement, en matière d’occupation du domaine public, pour ce critère, il convient uniquement de rechercher si l’activité du titulaire du titre constitue une activité économique.
Aussi, dans l’affaire Société Paris Tennis, le Conseil d’Etat a estimé que ce critère était rempli, écartant de ce fait très rapidement l’argument du Sénat consistant à considérer que l’activité en cause constituait un service d’intérêt général non économique.
Or, l’on peut regretter l’empressement dont a fait preuve le Conseil d’Etat compte tenu de l’activité exploitée en l’espèce. En particulier, sur ce point, le préambule de la Directive Services[19] indique précisément que « les activités sportives non lucratives pratiquées à titre amateur revêtent une importance sociale considérable (…) elles ne constituent pas donc des activités économiques au sens du droit communautaire et ne devraient pas relever du champ d’application de la présente directive ». Cela étant, il semble ressortir des conclusions de C. Raquin qu’en l’occurrence la Ligue de Paris Tennis menait une activité lucrative.
En revanche, l’appréciation de ce critère semble devoir être différente dès lors qu’il est question d’occupation du domaine privé.
En effet, dans ce cadre, le Conseil d’Etat décide de suivre une approche stricte de la notion d’« autorisation pour l’accès à une activité de service ou à son exercice » au sens de la Directive Services.
Plus précisément, comme l’indique C. Raquin aux termes de ses conclusions, il convient de rechercher si la personne publique agit « en tant qu’administration règlementant une activité au titre de ses prérogatives de puissance publique », ce qui n’est pas le cas lorsqu’elle agit comme une personne privée, i.e. un propriétaire ordinaire dans les conditions du droit commun.
En d’autres termes, il convient de rechercher si, en donnant à bail un immeuble du domaine privé à une entreprise privée, « une personne publique délivre, ce faisant, une autorisation d’exercice de l’activité en cause ou si elle agit comme le ferait n’importe quel propriétaire privé ».
Pour C. Raquin, en pratique, il est fort probable que les contrats portant sur le domaine privé échapperont donc à l’application des obligations de publicité et de mise en concurrence préalables de la Directive « Services ». Toutefois, elle relève que cela pourrait ne pas être le cas, par exemple, lorsque la personne publique met à la charge de son cocontractant des obligations particulières dans l’exercice de son activité.
Aussi, il est possible de considérer que dès lors que le contrat portant sur le domaine privé ne comporte pas d’obligations particulières pour le preneur, différentes de celles qui auraient pu se retrouver dans un contrat de droit privé « classique »[20], aucune obligation de publicité et de mise en concurrence préalable ne sera applicable, nonobstant le caractère économique de l’activité dudit preneur.
b) Critère de la rareté
Sous réserve que le premier critère soit rempli, les obligations de publicité et de mise en concurrence ne s’appliqueront que si le nombre d’autorisations disponibles pour une activité donnée est limité en raison de la rareté des ressources naturelles ou des capacités techniques utilisables.
Sur ce point, aux termes de ses conclusions, C. Raquin indique que ce critère doit être apprécié au regard du ressort de l’entité qui octroie l’autorisation mais aussi, plus largement de la zone de chalandise. Ainsi, s’agissant des courts de tennis dans le jardin du Luxembourg, il conviendrait d’apprécier ce critère au niveau de Paris et éventuellement de sa banlieue.
Après avoir déterminé la zone considérée, C. Raquin précise qu’il convient de rechercher si, en pratique[21], le nombre d’autorisations susceptibles d’être accordées est limité.
C’est le cas selon elle des courts de tennis du jardin du Luxembourg, « eu égard à la rareté des installations sportives de tennis à Paris et aux caractéristiques particulières des courts de tennis faisant l’objet du présent contentieux en termes de centralité et de notoriété », soit « en raison de la rareté des capacités techniques utilisables ». Le Conseil d’Etat a fait sienne cette interprétation.
Cela est également le cas de l’hôtel du Palais à Biarritz qui constitue, toujours selon C. Raquin, « une ressource rare compte tenu de son emplacement exceptionnel et non substituable sur le ressort géographique de la commune de Biarritz ».
3. Condition de non-discrimination dans la liberté d’établissement ou de libre prestation
La troisième étape consiste à rechercher si le contrat entre dans le champ du principe de non-discrimination dans la liberté d’établissement[22] ou de libre prestation de services[23] en raison notamment de son intérêt transfrontalier certain.
Il n’est pas inutile de rappeler que l’existence d’un intérêt transfrontalier certain s’apprécie « sur la base de l’ensemble des critères pertinents, tels que l’importance économique du marché, le lieu géographique de son exécution ou ses aspects techniques, en ayant égard aux caractéristiques propres du marché concerné »[24].
Toutefois, dans ces affaires, le Conseil d’Etat n’a pas eu à se prononcer sur ce point en raison du caractère inopérant des moyens.
D’une part, le moyen n’était pas opérant dans l’affaire Société Paris Tennis dès lors que le contrat entrait dans le champ d’application de la Directive « Services », étant par ailleurs observé que selon C. Raquin, le contrat ne présentait pas d’intérêt transfrontalier certain.
D’autre part, le moyen n’était pas non plus opérant dans l’affaire M. A. dès lors que les principes découlant du droit primaire de l’Union européenne n’auraient pas vocation à s’appliquer dès lors que l’autorité domaniale n’agit pas comme une autorité délivrant une autorisation d’exercer une activité économique mais que le « contrat se rattache à la catégorie des actes de gestion, d’entretien et de valorisation du bien »[25] de la personne publique qu’elle effectue au même titre que toute personne privée.
L’on comprend donc que ces principes fondamentaux ne pourraient en définitive qu’être invoqués à l’appui d’un recours contestant une autorisation d’exercer une activité économique – au sens de la Directive Services comme détaillé ci-avant – revêtant un intérêt transfrontalier certain mais pour laquelle le nombre d’autorisations n’est pas limité.
En d’autres termes, les principes de non-discrimination dans la liberté d’établissement et de libre prestation de services ne pourraient être invoqués que dans des situations extrêmement restreintes…
Conclusion (provisoire)
En guise de conclusion, à l’heure où nous écrivons ces lignes, il est probablement trop tôt pour critiquer – de manière positive ou négative – les solutions dégagées de ces arrêts. Cela étant, à notre sens, certaines questions nous semblent demeurer en suspens.
En particulier, il serait possible d’estimer que la manière d’interpréter le critère tenant à l’existence d’une autorisation d’exercer une activité, lors de la conclusion d’un bail portant sur le domaine privé, nous semble se rapprocher très fortement du critère permettant d’identifier un contrat de la commande publique.
En effet, l’existence d’obligations spécifiques pesant sur le preneur d’un bien, imposées par la personne publique, nous semble constituer un indice de ce que le contrat répond aux besoins de ladite personne publique[26]. Plus précisément, lorsque la personne publique imposera à son cocontractant des obligations spécifiques concernant l’activité exercée sur l’une de ses dépendances, cela constituera un indice de ce que le contrat « a pour finalité de répondre à un besoin » de ladite personne publique « que l’opérateur économique va trouver un intérêt économique à satisfaire »[27]
Ce constat permet de relativiser encore plus l’existence d’obligations de publicité et de mise en concurrence susceptibles de peser sur les contrats portant occupation du domaine privé puisque :
- soit le contrat ne comporte aucune obligation spécifique concernant l’activité et, auquel cas, il n’est soumis à aucune obligation de transparence ;
- soit le contrat comporte de telles obligations et, auquel cas, il est fort probable qu’il constitue un contrat de la commande publique, soumis au code éponyme.
Aussi, et plus largement, l’on peut s’interroger sur la compatibilité de cette interprétation avec le droit de l’Union européenne et, surtout, tel qu’interprété par la Cour de justice de l’Union européenne.
A cet égard, force est de relever que lorsqu’il a passé la convention portant sur les jardins du Luxembourg, en 2016, fort de l’arrêt Ville de Paris de 2010[28], le Sénat pouvait, à juste titre, estimer qu’il n’avait pas à observer une procédure de publicité et de mise en concurrence.
Aussi, faudra-t-il attendre un nouvel arrêt Promoimpresa Srl, qui sera susceptible de remettre en cause de manière rétroactive, des relations contractuelles déjà nouées ? Il nous semble alors peut-être préférable que le législateur reprenne la plume afin de ne pas laisser perdurer une telle insécurité juridique.
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[1] CE, 2 décembre. 2022, Mme A. req. n° 460100 (affaire de l'Hotel du Palais à Biarritz) et CE, 2 décembre 2022, Paris Tennis, req. n° 455033 ci-dessous à télécharger et conclusions du rapporteur public disponibles sur Ariane Web.
[2] CE, Section, 3 décembre 2010, Ville de Paris, req. n° 338272, Rec.
[3] CJUE, 14 juillet 2016, Promoimpresa Srl, aff. C-458/14 et C-67/15.
[4] Codifiée aux articles L. 2122-1-1 et suivants du code général de la propriété des personnes publiques.
[5] CAA Nancy, 21 octobre 2021, M. Boulogne, req. n° 20NC00365 ; CAA Bordeaux, 2 novembre 2021, Mme A., req. n° 19BX03590.
[6] TJ Mans, 19 août 2021, RG n° 20/00813, JCP A 2021, 2311.
[7] Rép. min. n° 16130, JO Sénat Q du 10 sept. 2020 ; Rép. min. n° 13180, JO Sénat Q du 30 janv. 2020 ; Rép. min. n° 12868, JO AN Q du 29 janv. 2019.
[8] CE, 2 décembre 2022, Société Paris Tennis, req. n° 455033, Rec.
[9] CE, 2 décembre 2022, M. A., req. n° 460100, Rec.
[10] CE, 10 juillet 2020, Société Paris Tennis, req. n° 434582, Rec.
[11] A savoir les ordonnances n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics et n° 2016-65 du 29 janvier 2016 relative aux contrats de concession et les décret n° 2016-360 relatif aux marchés publics et n° 2016-86 du 1er février 2016 relatif aux contrats de concession ; réforme parachevée avec l’entrée en vigueur du code de la commande publique le 1er avril 2016.
[12] Voir sur ce point, les conclusions de G. Pellissier lues sur CE, 14 février 2017, Société de manutention portuaire d’Aquitaine du Grand Port Maritime de Bordeaux, req. n° 405157, Rec. ; voir également : CE, 9 juin 2021, Ville de Paris, req. n° 448948, Rec., T. rendu sur les conclusions de M. Le Corre.
[13] Directive n° 2006/123 du 12 décembre 2006 relative aux services dans le marché intérieur.
[14] CE, Ass., 30 octobre 2009, Mme Perreux, req. n° 298348, Rec.
[15] CE, 10 juillet 2020, Société Paris Tennnis, req. n° 434582, Rec.
[16] En effet, l’affaire M. A. concernait précisément des biens relevant du domaine privé de la commune.
[17] Issus de la Directive « Services ».
[18] Voir pour les exemples cités sur ce point par C. Raquin dans ses conclusions : CAA Nantes, 3 juin 2022, M. B., req. n° 21NT02050 ; CAA Nantes, 27 janvier 2022, Association les Amis du collectif pour un festival Hellfest respectueux de tous, req. n° 20NT03565.
[19] Point 35.
[20] Comme notamment l’obligation de payer les loyers et celle de jouissance paisible.
[21] Elle écarte ainsi la première option consistant à considérer que par principe l’occupation domaniale est toujours disponible en quantité limitée, bien qu’une telle interprétation ait pu déjà être validée par le Conseil d’Etat (CE, 9 juin 2020, M. L., req. n° 433253).
[22] Article 49 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne.
[23] Article 56 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne.
[24] CJUE, 14 juillet 2016, Promoimpresa Srl, aff. C-458/14 et C-67/15.
[25] Concl. C. Raquin.
[26] Voir en ce sens les conclusions de l’avocat général M. Szpunar sur l’arrêt Promoimpresa Srl (précité), points 62 à 64 : « La qualification d’un acte de concession de services implique donc le constat que la prestation de services est soumise à des exigences spécifiques définies par l’autorité concernée, et que l’opérateur économique n’est pas libre de renoncer à cette prestation. »
[27] Conclusions G. Pellissier lues sur CE, 14 février 2017, Société de manutention portuaire d’Aquitaine du Grand Port Maritime de Bordeaux, req. n° 405157, Rec.
[28] Précité.