Par un arrêt du 25 novembre 2020 (n° 18-86.955), la Cour de Cassation a jugé qu’en cas de fusion-absorption d’une société par une autre société, la société absorbante peut être condamnée pénalement pour des faits commis par la société absorbée avant la fusion. Cette dernière est désormais considérée comme continuée.
1. Revirement de jurisprudence de la chambre criminelle
Sobrement dénommé « Fusion-absorption » par la Cour, l’arrêt rendu par la chambre criminelle retient une interprétation nouvelle du principe de valeur constitutionnelle selon lequel « nul n'est responsable pénalement que de son propre fait » (article 121-1 du code pénal ; Conseil constitutionnel, DC n° 99-411 DC du 16 juin 1999, point 7).
En matière de merge and acquisitions (« M&A » pour les praticiens les plus aguerris), la jurisprudence antérieure de la Cour de cassation consistait à regarder le processus de fusion-absorption comme valant dissolution de la société absorbée, cette dissolution étant alors classiquement alignée sur le régime de l’alinéa premier de l’article 6 du code de procédure pénale selon lequel : « l'action publique pour l'application de la peine s'éteint par la mort du prévenu, la prescription, l'amnistie, l'abrogation de la loi pénale et la chose jugée » (en ce sens : Crim. 20 juin 2000, n° 99-86.742 ; 14 octobre 2003, « Société Aetex Chimie », n° 02-86.376 ; 18 février 2014, n° 12-85.807).
De fait, les sociétés absorbées étant considérées comme « décédées », l’action pénale attachée à leur personnalité disparaissait et faisait ainsi obstacle à la condamnation de la société absorbante. Une telle situation pouvait ainsi être regardée comme constitutive d’une véritable « immunité » pénale au profit de la société absorbée.
Désormais, la Cour de cassation retient « qu’en cas de fusion-absorption d’une société par une autre société entrant dans le champ de la directive précitée, la société absorbante peut être condamnée pénalement à une peine d’amende ou de confiscation pour des faits constitutifs d’une infraction commise par la société absorbée avant l’opération. / La personne morale absorbée étant continuée par la société absorbante, cette dernière, qui bénéficie des mêmes droits que la société absorbée, peut se prévaloir de tout moyen de défense que celle-ci aurait pu invoquer. » (points 35 et 36).
Dans un souci de sécurité juridique, motivé en particulier par le principe de prévisibilité juridique découlant de l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme, la Cour considère que cette décision ne s’appliquera qu’aux opérations de fusion conclues postérieurement au prononcé de l’arrêt (point 39).
2. Dialogue des juges : Cour de cassation, CJUE, CEDH
En dépit de la simplicité apparente avec laquelle ce revirement est intervenu, il y a lieu de relever un véritable bouleversement de la position de la Cour de cassation, sous la double influence de la jurisprudence de la Cour de justice de l’union européenne (CJUE) d’une part, et de la Cour européenne des droits de l’Homme d’autre part (CEDH).
Dans son arrêt « Modelo Continente Hypermercados » du 5 mars 2015, le juge de l’Union avait en effet affirmé, en se fondant sur la directive 78/855/CEE du Conseil du 9 octobre 1978 relative à la fusion des sociétés anonymes, que les fusions permettent de transmettre la responsabilité pénale d’une société absorbée vers une société absorbante, et ce, même si l’infraction a eu lieu avant la fusion (CJUE, 5 mars 2015, Modelo Continente Hipermercados SA c/ Autoridade para as Condições de Trabalho, C-343/13).
Or en dépit de cette solution, par ailleurs soumise à son appréciation, la position traditionnelle de la Cour avait été réitérée par cette dernière (Cass. Crim, 25 octobre 2016, n° 16-80.366).
A la suite de ce dialogue des juges peu concluant, la CEDH a opté pour une position convergente avec celle de son homologue de Luxembourg : par une décision du 24 octobre 2019, celle-ci a estimé que « la société absorbée n’est pas véritablement " autrui " à l’égard de la société absorbante » et a ainsi abandonnée la solution dégagée en 1997 (CEDH, 24 octobre 2019, Carrefour France c. France, n°37858/14 ; contra. CEDH, 29 août 1997, E.L., R.L. et J.O.-L. c. Suisse, n°20919/92).
La décision de la Cour de cassation du 25 novembre 2020 consacre ainsi le retour à un dialogue convergent entre le juge national et les juges européens dans cette matière.
Ainsi à l’exception des contrats conclus intuitu personae, la fusion ne s'oppose pas à la transmission des créances et des dettes antérieurement nées dans le patrimoine social de la société absorbée (Com. 7 juin 2006, no 05-11.384), ainsi que des faits donnant lieu à une condamnation pénale, dès lors que la société est désormais regardée comme continuée.
3. Les personnes publiques triplement concernées par la jurisprudence « Fusion-absorption »
La portée de la solution « Fusion-absorption » ne s’arrêtant pas aux portes du Palais royal, il y a lieu de considérer qu’elle concerne les personnes publiques à au moins trois égards.
En premier lieu, en leur qualité de personnes cocontractantes : dans le cadre de la commande publique mais également en matière d’occupation du domaine public par exemple, les personnes peuvent ainsi être amenées à poursuivre l’exécution d’un contrat avec une société dont l’organisation aura évolué à la suite de la fusion-absorption d’une autre société. Dès lors, il n’est pas inconcevable qu’un cocontractant de la personne publique, en qualité de société absorbante, puisse être tenu pour pénalement responsable des faits d’une société absorbée.
Or, le droit de la commande publique prévoit un nombre important d’interdictions de soumissionner, de plein droit, attachées à des condamnations définitives pour des infractions pénales énumérées aux articles L. 2141-1 et suivants du code de la commande publique (parmi lesquelles figurent les délits et crimes contre les personnes, les appropriations frauduleuses, le blanchiment, la concussion, la corruption…). Dans le même sens, les acheteurs peuvent avoir prévu des stipulations conduisant à la résiliation unilatérale du contrat en cas de condamnations définitives.
En second lieu, dans le cadre de l’intercommunalité : certes, la décision « Fusion-absorption » concerne les sociétés entrant dans le champ de la directive 78/855/CEE du Conseil du 9 octobre 1978 relative à la fusion des sociétés anonymes, codifiée en dernier lieu par la directive (UE) 2017/1132 du Parlement européen et du Conseil du 14 juin 2017.
Néanmoins, doit-on en déduire qu’elle a vocation à créer un régime de responsabilité différent pour les personnes morales n’entrant pas dans le champ de la directive ? Exclut-elle les cas de fusion-absorption entre personnes publiques ? Rien ne semble moins certain.
Dans le cas particulier d'une fusion de communes ou d'établissements publics de coopération intercommunale, il y aurait lieu de considérer, comme dans le cas de fusion-absorption d'une personne morale privée, que la responsabilité pénale de la personne publique absorbée pourrait ainsi circuler vers la collectivité absorbante.
En troisième lieu, tel que l’envisage la Cour de cassation en des termes emprunts d’une certaine lucidité : « Dans tous les cas, il s’agit d’éviter que les autorités compétentes se voient empêchées de sanctionner un comportement illégal par le simple jeu d’un mécanisme du droit des sociétés. Les enjeux sont importants en particulier dans des domaines comme le droit pénal de l’environnement, dans lesquels il apparaît particulièrement nécessaire de préserver le caractère effectif et dissuasif des peines susceptibles d’être prononcées ».
A cet égard c’est en leur qualité d’éventuelles victimes que les personnes publiques pourront envisager l’application de la jurisprudence « Fusion-absorption », dès lors que celles-ci peuvent également agir pour obtenir l’indemnisation du préjudice résultant notamment de la pollution du domaine public.
Au regard des nombreuses hypothèses dans lesquelles elle trouvera à se développer, la jurisprudence « Fusion-absorption » n’a certainement pas dit son dernier mot et pourrait être résumée tout aussi sobrement que sa dénomination : « to be continued ».
Cass. Crim., 25 novembre 2020, « Fusion-absorption », n° 18-86.955.