Par une ordonnance du 6 décembre 2023 (n°2304538), le juge du référé précontractuel du Tribunal administratif de Rouen a rejeté la requête introduite par une société évincée de l’attribution du marché de fourniture et d’animation d’une plate-forme numérique favorisant le covoiturage pour les déplacements sur le territoire de la Métropole Rouen Normandie, après avoir écarté un moyen tiré de la méconnaissance du principe d’égalité de traitement. Le juge retient que la société évincée, qui reprochait l’accès privilégié de sa concurrente aux résultats des études de faisabilité réalisées par cette dernière, n’établit pas que la communication tardive d’une partie des résultats l’aurait empêché de disposer du temps nécessaire pour présenter son offre, ni que la rédactrice des études aurait eu accès à des informations ignorées par elle.
1. Liberté d’accès de la société rédigeant les études préalables vs égalité de traitement des opérateurs économiques, une conciliation délicate incombant à l’acheteur public
Les dispositions de l’article R. 2111-2 du code de la commande publique, faisant peser sur l’acheteur public une obligation de prendre les mesures appropriées pour que la concurrence ne soit pas faussée par la participation à la procédure de passation du marché d'un opérateur économique qui aurait eu accès à des informations ignorées par d'autres candidats ou soumissionnaire, doivent-elles être interprétées comme faisant peser sur l’acheteur l’obligation de prouver devant le juge des référés que ces dispositions ont bien été respectées ?
Diable, non ! Telle est la réponse qui semble ressortir de la solution adoptée par le juges du référé précontractuel de Rouen.
Pour mémoire, l’article R. 2111-2 du code de la commande publique dispose que :
« L'acheteur prend les mesures appropriées pour que la concurrence ne soit pas faussée par la participation à la procédure de passation du marché d'un opérateur économique qui aurait eu accès à des informations ignorées par d'autres candidats ou soumissionnaires, en raison de sa participation préalable, directe ou indirecte, à la préparation de cette procédure.
Cet opérateur n'est exclu de la procédure de passation que lorsqu'il ne peut être remédié à cette situation par d'autres moyens, conformément aux dispositions du 2° de l'article L. 2141-8. »
Il résulte de ces dispositions qu’il est par principe « interdit d’interdire » à un opérateur économique la présentation d’une candidature et d’une offre à l’occasion de la passation d’un marché public en raison de sa participation préalable, même indirecte, à la préparation de la procédure.
Pour autant, il appartient ainsi à l’acheteur de vérifier en premier lieu si la participation préalable de l’opérateur à la préparation du marché est susceptible de faire l’objet de mesures correctrices en vue de prévenir tout risque d’atteinte au principe d’égalité de traitement des candidats.
S’il ne peut y être remédié par d’autres moyens, l’acheteur est alors tenu d’écarter le pli de la société excessivement privilégiée comme irrégulier, sur le fondement de l’article L. 2141-8, 2° du code de la commande publique.
Il ressort ainsi de ces dispositions une tension évidente entre la nécessité de préserver l’accès à la commande publique de la société ayant préalablement réalisé les études de faisabilité d’une opération donnant lieu à un nouveau marché d’une part, et d’autre part la nécessité de ne pas rompre l’égalité de traitement entre les différents opérateurs économiques.
2. Une conciliation délicate incombant à l’acheteur… mais pas la preuve ?
Cela étant, le diable se cachant dans les détails, doit-on pour autant en déduire qu’il incombe à l’acheteur de prouver qu’il a bien respecté ces obligations ? En l’absence de précisions dans la réglementation applicable, de quelle manière peut-on considérer, au regard des principes généraux gouvernant l’administration de la preuve, que l’acheteur s’est bien conformé à cette obligation ?
Telle est la question à laquelle le juge des référés de Rouen semble avoir répondu de la manière la moins évidente, en considérant qu’il incombait à la société requérante qui se prévaut d’une atteinte au principe évoqué, de démontrer qu’elle n’aurait pas eu accès à des informations… ignorées par elle.
Premièrement, le juge des référés retient que :
« 8. (…) la société requérante fait cependant valoir qu’elle n’a pas disposé du temps nécessaire pour soumissionner au marché après la réception des derniers éléments de l’étude de faisabilité. Il résulte toutefois de l’instruction qu’elle a obtenu, dès le 16 octobre, communication du document « Phase 2 – Diagnostic territorial et sélection des corridors » qui était suffisant pour lui permettre de monter une offre adaptée et économiquement viable afin de répondre à l’appel d’offre de la Métropole et qu’elle a reçu notification du document « Phase 4 » de l’étude de faisabilité le 6 novembre 2023, soit dix jours avant la date limite de candidature. La société La Roue Verte n’apporte aucun élément permettant d’établir qu’elle n’aurait pas pu bénéficier du temps nécessaire pour présenter son offre. Dans ces conditions, la Métropole Rouen Normandie n’a pas méconnu le principe d’égalité entre les candidats. »
Comment démontrer que la communication tardive, par l’acheteur, d’une information essentielle a créé des difficultés temporelles dans l’élaboration d’une offre ? Incombait-il à la société requérante de dépasser le délai de remise des offres avant d’agir ? Devait-elle, plus raisonnablement, solliciter de l’acheteur public une prolongation du délai de consultation ?
Deuxièmement, cerise sur le gâteau, le juge retient que :
« 10. La société La Roue Verte fait valoir que la société Ecov avait nécessairement connaissance de l’étude de faisabilité dans son intégralité avant même l’appel à concurrence. Toutefois, ainsi qu’il a été dit au point 7, les éléments pertinents de l’étude lui ont été communiqués. La société requérante n’établit pas que la société Ecov aurait eu accès à d’autres informations ignorées par elle. Elle n’est ainsi pas fondée à soutenir que la Métropole Rouen Normandie aurait dû, sur le fondement des dispositions susrappelées au point précédent, exclure la société Ecov de la procédure de passation en litige. »
La société requérante n’établit pas que la société attributaire aurait eu accès à d’autres informations ignorées par elle. Comment prouver l’absence ? Le procédé semble en tout point relever de la probatio diabolica ou de la preuve impossible.
3. Contre la preuve diabolique, une divine mesure d’instruction ?
Si, conformément au principe du caractère contradictoire de l’instruction, le juge administratif est tenu de ne statuer qu’au vu des seules pièces du dossier qui ont été communiquées aux parties, il lui appartient, dans l’exercice de ses pouvoirs généraux de direction de la procédure, de prendre toutes mesures propres à lui procurer, par les voies de droit, les éléments de nature à lui permettre de former sa conviction sur les points en litige (en ce sens : CE, Ass., 6 novembre 2002, Moon, n°194295-219587 ; 28 décembre 2018, Association la Cimade, n°410347, point 4 ; CAA Douai, 8 juin 2023, Mme D…H…, n°22DA01894).
Cette jurisprudence aujourd’hui fermement établie, dans une diversité de contentieux de l’excès de pouvoir et de pleine juridiction, doit-elle être regardée comme optionnelle en référé ?
Il ne semble pas à ce jour que le principe du caractère contradictoire de l’instruction subisse une restriction particulière en matière de référés. Une telle dérogation n’est d’ailleurs pas mise en évidence dans l’ordonnance rendue le 6 décembre 2023 par le juge de Rouen.
Alors peut-on, sans faire de mauvais esprit, considérer qu’il appartenait au juge des référés de solliciter de l’acheteur la production de l’ensemble des informations préalables dont disposait le candidat-rédacteur des études, afin de s’assurer qu’il a bien mis en œuvre les mesures correctrices de l’article R. 2111-2 du code de la commande publique ?
A notre sens, une telle solution peut être soutenue dès lors que :
- Premièrement, l’obligation de rétablir l’égalité de traitement pèse sur l’acheteur public et non sur l’opérateur ayant eu accès à des informations privilégiées ;
- Deuxièmement, il apparaitrait pour le moins absurde de solliciter de l’opérateur ayant eu accès à des informations privilégiées de s’auto-incriminer en exposant lui-même les informations ignorées par la société évincée ;
- Troisièmement et ainsi qu’il a été dit, la démonstration par la société requérante de l’existence d’informations ignorées par elle… désigne une probatio diabolica, ou preuve impossible.
En retenant le contraire et se gardant bien de toute mesure d’instruction à destination de l’acheteur public, le juge des référés semble avoir enfermé la requérante dans la preuve impossible.
Probablement inconsolable, la candidate évincée devra sans doute se rappeler la formule « errare humanum est, perseverare diabolicum »… L’erreur est humaine, persévérer dans l’erreur est diabolique… mais le pardon est divin !
TA Rouen, ord. 6 décembre 2023, Société La Roue Verte, n°2304538 (voir fichier joint)