Conseil d’Etat, 27 mai 2020, société Clean Building, n° 435982 : la circonstance que l’offre du concurrent évincé (…) soit irrégulière ne fait pas obstacle à ce qu’il puisse se prévaloir de l’irrégularité de l’offre de la société attributaire du contrat en litige
Par un avis d’appel public à la concurrence en date du 26 février 2019, la collectivité territoriale de Martinique a lancé une consultation en vue de la conclusion d’un accord-cadre de prestations de nettoyage de locaux et de sites, divisé en neuf lots.
Si la société Clean Building s’est vu attribuer le lot n° 8, les offres qu’elle avait remises pour les huit autres lots ont été rejetées.
Elle a alors saisi le juge des référés du Tribunal administratif de la Martinique en vue d’obtenir, à titre principal sur le fondement des dispositions de l’article L. 551-1 du Code de justice administrative relatives au référé-précontractuel et, à titre subsidiaire sur celui des dispositions de l’article L. 551-13 du même Code relatives au référé-contractuel, l’annulation de la procédure de passation pour ces huit autres lots.
Par une ordonnance du 30 septembre 2019, le juge des référés a, d’une part, estimé qu’il n’y avait plus lieu de statuer sur sa première demande et, d’autre part, rejeté sa seconde demande.
La société requérante s’est alors pourvue en cassation devant le Conseil d’État afin d’obtenir l’annulation de cette ordonnance.
L’ordonnance n° 435982 rendue ce 27 mai 2020 par le Conseil d’État est intéressante à un triple niveau.
En effet, elle rappelle d’abord, de manière classique et conformément aux termes de l’article L. 551-14 du Code de justice administrative, l’obligation pour un acheteur, en cas de référé précontractuel, de suspendre la signature d’un contrat à compter, soit de la communication du recours par le greffe, soit de sa notification par son auteur (ou le cas échéant, par le Préfet).
En l’espèce, la circonstance que cette notification ait été faite par la société requérante « en dehors des horaires d’ouverture » du service compétent de la collectivité est dépourvue d’incidence de sorte que le délai de suspension commençait à courir non à compter de la prise de connaissance effective du recours par celui-ci mais dès réception de la notification.
Dans ces conditions, la collectivité territoriale de Martinique a, en signant les contrats litigieux, méconnu ses obligations et ouvert la voie du référé contractuel à la société Clean Building.
Ensuite, le Conseil d’Etat estime qu’il appartient impérativement au juge du référé contractuel dans une telle hypothèse, conformément aux dispositions de l’article L. 551-20 du Code de justice administrative, « soit de priver d’effets le contrat en l’annulant ou en le résiliant, soit de de prononcer une sanction de substitution consistant en une pénalité financière ou une réduction du contrat ».
Et cela, contrairement à ce qu’a estimé le juge des référés du Tribunal administratif qui a ainsi commis une erreur de droit, quand bien même les conclusions d’annulation formées par la société requérante seraient rejetées.
Réglant l’affaire au fond, le Conseil d’Etat, après avoir rappelé que la sanction prononcée devait, notamment, prendre en compte la gravité du manquement commis et / ou son caractère délibéré ou non, inflige une pénalité de 10 000 € à la collectivité territoriale de la Martinique du fait de la signature des lots n° 1 à 6 et n° 9 (pénalité à verser au Trésor public et non à la société requérante, certainement afin de ne pas encourager les candidats évincés à chercher à obtenir des indemnités à la moindre irrégularité et à leur permettre finalement de faire l’économie d’un recours Tarn-et-Garonne pour obtenir réparation de leur préjudice).
Enfin, s’agissant du lot n° 7 (le n° 8 ayant été attribué, comme évoqué supra à la requérante), et c’est le véritable apport de cette ordonnance, le Conseil d’Etat juge que « la circonstance que l’offre du concurrent évincé (…) soit irrégulière ne fait pas obstacle à ce qu’il puisse se prévaloir de l’irrégularité de l’offre de la société attributaire du contrat en litige » (considérant n° 8) et que « tel et notamment le cas lorsqu’une offre peut être assimilée (…) à une offre irrégulière en raison de son caractère anormalement bas ».
Le Conseil d’Etat revient ainsi sur l’état du droit issu de sa jurisprudence SMIRGEOMES du 3 octobre 2008 n° 305420 relative à la condition de lésion en référé précontractuel selon laquelle un candidat dont l’offre est elle-même irrégulière ne peut jamais être regardé comme lésé par le choix de l’offre d’un candidat irrégulièrement retenu puisque l’irrégularité de ce choix n’est pas la cause de son éviction (voir également, pour un rappel, CE, 11 avril 2012, n° 354652).
Les raisons d’une telle évolution sont à chercher du côté du Luxembourg et, plus précisément, du côté de la Cour de justice de l’Union européenne.
En effet, par un arrêt du 4 juillet 2013, Fastweb, n° C-100/12 confirmé à plusieurs reprises depuis, cette dernière avait jugé que l’irrégularité de l’offre d’un candidat évincé ne pouvait le priver de la possibilité de faire valoir que l’offre retenue était elle-même irrégulière en estimant que les conclusions de l’attributaire tendant à déclarer irrecevable le recours du candidat évincé ne peuvent « conduire à écarter le recours d’un soumissionnaire dans l’hypothèse où la régularité de l’offre de chacun des opérateurs est mise en cause dans le cadre de la même procédure et pour des motifs de nature identique » et que, « dans une telle situation, chacun des concurrents peut faire valoir un intérêt légitime équivalent à l’exclusion de l’offre des autres, pouvant aboutir au constat de l’impossibilité, pour le pouvoir adjudicateur, de procéder à la sélection d’une offre régulière ».
Dans ses conclusions rendues sous la décision commentée, le Rapporteur Public Gilles Pélissier souligne que « ce qui apparaît donc déterminant pour la cour est de garantir l’effet potentiellement utile du recours qui est à la fois d’éviter que le contrat soit attribué à une offre irrégulière et de donner une chance aux candidats évincés de présenter de nouvelles offres régulières dans le cadre d’une nouvelle procédure régulière, rétablissant ainsi les conditions d’une égale concurrence ».
En l’espèce, et dès l’instant où l’offre de la société requérante a été déclarée irrégulière par la collectivité au motif qu’elle n’avait pas répondu à la demande de justifications du prix de son offre, estimé anormalement bas, il existe bien une identité de motif avec l’irrégularité avérée de l’offre de l’attributaire pressenti du lot n° 7 qui n’avait pas apporté de précisions suffisantes pour convaincre que son propre prix n’était manifestement pas sous-évalué.
Dans ces conditions, le Conseil d’Etat annule la procédure de passation de ce seul lot n° 7.
Une solution à l’évidence pragmatique qui empêchera, à l’avenir, acheteurs et attributaires pressentis de se réfugier, mécaniquement, derrière l’absence de lésion du candidat évincé ayant remis une offre irrégulière.