Les acheteurs publics sont fréquemment sollicités par des candidats évincés d’un marché public ou d’une concession qui souhaitent obtenir la communication de documents relatifs à leur attribution afin de fourbir leurs armes dans l’optique d’un éventuel recours en contestation de la validité d’un contrat de la commande publique.
Ces candidats en ont parfaitement le droit, conformément aux dispositions des articles L. 300-1 et suivants du Code des relations entre le public et l’administration (CRPA).
La Direction des Affaires juridiques de Bercy met d’ailleurs régulièrement à jour sa fiche relative à « la communication des documents administratifs en matière de commande publique », de laquelle il ressort que « le respect du principe de l’accès aux documents administratifs est placé sous la surveillance de la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA) ».
La CADA actualise pour sa part à intervalles réguliers son « tableau récapitulatif des documents communicables ou non dans le cadre de la passation d’un marché public » qui dresse un véritable inventaire à la Prévert.
Toutefois, bien souvent, les acheteurs publics font preuve d’une certaine frilosité au moment de déférer aux demandes de communication qu’ils reçoivent. Et cela n’est guère surprenant puisque la transmission d’informations susceptibles d’être couvertes par le secret des affaires en matière industrielle et commerciale expose, conformément aux dispositions des articles L. 151-1 et suivants du Code de commerce à des sanctions civiles et commerciales (engagement de responsabilité civile, condamnation à des dommages-intérêts ), voire pénales (délit d’atteinte au secret professionnel, contrefaçon…).
Les acheteurs publics préfèrent alors laisser le soin, d’abord, à la CADA puis, ensuite, le cas échéant, au juge administratif de leur indiquer les documents et informations pouvant être communiquées. Le plus souvent d'ailleurs, on ne peut que rester sur sa faim, tant la formule selon laquelle les documents sont communicables "sous réserve de la protection du secret industriel ou commercial" ou "du secret des affaires" n'a finalement aucune portée.
La question est donc celle de savoir concrètement quelles sont les informations spécifiques à conserver confidentielles.
Le juge administratif nous éclaire sur l'occultation des documents
Un jugement très intéressant du Tribunal administratif de Toulon, en date du 20 janvier 2022 et obtenu par le Cabinet, témoigne des nouveaux pouvoirs dont dispose le juge et des responsabilités qu’il lui incombe désormais de prendre.
Dans les faits de l’espèce, un candidat évincé de l’attribution d’une délégation de service public avait formé un recours en contestation de validité afin d’obtenir son annulation ou a minima sa résiliation.
Parallèlement, il avait sollicité la communication d’un certain nombre de documents auprès de l’autorité délégante.
Compte-tenu de la sensibilité du contexte et précisément afin de prévenir toute violation du secret des affaires qui pourrait lui être reprochée, cette dernière les lui avait en communiqué tout en en occultant une grande partie.
Le candidat évincé a alors décidé de saisir le CADA pour que celle-ci, conformément aux termes de l’article L. 342-1 du CRPA, émette un avis sur ses demandes de communication.
Si la CADA a conclu à la communicabilité de la plupart des pièces demandées, elle s’est contentée, de manière classique, de donner son feu vert « sous réserve de l’occultation des mentions protégées par le secret des affaires » …
Un tel avis n’étant in fine satisfaisant pour aucune des parties et alors même que la saisine de la CADA est un préalable obligatoire à la saisine du juge administratif, le candidat évincé a saisi le Tribunal administratif de Toulon afin qu’il enjoigne à l’autorité délégante de lui communiquer l’ensemble des pièces, et ce sous astreinte.
Communication confidentielle par mémoire distinct : le moyen d'y voir clair !
Après lui avoir communiqué de manière confidentielle par un mémoire distinct, conformément aux dispositions des articles R. 611-30 et R. 412-2-1 du Code de justice administrative (CJA) spécialement prévues à cet effet, l’ensemble des pièces sollicitées non occultées, l’autorité délégante a demandé au Tribunal qu’il lui indique une bonne fois pour toutes les mentions précises à occulter en rappelant les termes très explicites du récent arrêt de la Cour de Justice de l’Union Européenne, n° C-927/19, « Klaipėdos regiono atliekų tvarkymo centras » UAB en date du 7 septembre 2021 :
« L’article 1er, paragraphe 1, quatrième alinéa, et l’article 1er, paragraphes 3 et 5, de la directive 89/665, telle que modifiée par la directive 2014/23, ainsi que l’article 21 de la directive 2014/24, lus à la lumière de l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, doivent être interprétés en ce sens que la juridiction nationale compétente saisie d’un recours contre la décision d’un pouvoir adjudicateur refusant de communiquer à un opérateur économique des renseignements réputés confidentiels contenus dans la documentation transmise par le concurrent auquel le marché a été attribué ou d’un recours contre la décision d’un pouvoir adjudicateur rejetant le recours administratif introduit contre une telle décision de refus est tenue de mettre en balance le droit du demandeur de bénéficier d’un recours effectif avec le droit de son concurrent à la protection de ses informations confidentielles et de ses secrets d’affaires. À cette fin, cette juridiction, qui doit nécessairement disposer des informations requises, y compris des informations confidentielles et des secrets d’affaires, pour être à même de se prononcer en toute connaissance de cause sur le caractère communicable desdites informations, doit procéder à un examen de l’ensemble des éléments de fait et de droit pertinents. Elle doit également pouvoir annuler la décision de refus ou la décision portant rejet du recours administratif si celles-ci sont illégales et, le cas échéant, renvoyer l’affaire devant le pouvoir adjudicateur, voire prendre elle-même une nouvelle décision si son droit national l’y autorise ».
Et c’est ce qu’il a fait ! Le Tribunal administratif de Toulon, prenant pleinement ses responsabilités, et après avoir analysé de manière circonstanciée l’ensemble des pièces litigieuses, a pu enjoindre à l’autorité délégante d’en communiquer certaines en indiquant, à chaque fois et de manière exhaustive, les mentions, page par page, couvertes par le secret des affaires.
Ce jugement permet ainsi, d’une part, au candidat évincé de se voir transmettre toutes les informations qu’il est en droit d’obtenir et, d’autre part, à l’acheteur de ne pas se voir reprocher une quelconque violation du secret des affaires.
Tout le monde s’en réjouira… à l’exception peut-être de la CADA dont l’utilité semble de facto remise en cause.
Le caractère obligatoire de sa saisine préalablement à celle du juge ne manquera certainement pas d’interpeller à l’avenir.
Occulter ou ne pas occulter ? Telle est la question à laquelle les nouveaux pouvoirs du juge lui permettent de répondre.
A consulter également : Secret des affaires - Nouveau référé dans le CJA