Notre droit n'est plus à un paradoxe près : face au poids de plus en plus important des normes et diverses réglementations, il a été décidé de généraliser la possibilité des préfets de déroger à certaines réglementations. Dans certains domaines, sous certaines conditions et sous toute réserve de ce qui pourrait considérer le juge à l'occasion de recours...
1. LE CONTEXTE
Ce décret intervient à la suite de l'une expérimentation territoriale prévue par le décret n° 2017-1845 du 29 décembre 2017 et menée durant deux années et demie dans deux régions, dans dix-sept départements et trois territoires ultramarins.
Le gouvernement, considérant l’évaluation positive, le décret commenté généralise le pouvoir de dérogation des préfets.
Durant l’expérimentation, 183 arrêtés dérogatoires ont été pris.
Le communiqué de presse du ministère de l’intérieur cite notamment deux exemples à mettre au crédit de l’expérimentation :
- L’arrêté pris par le préfet de l’Yonne le 31 mai 2018, qui a autorisé l’installation d’une usine de méthanisation utile pour un territoire dans une zone bleue (construction limitée) qui allait être déclassée pour devenir constructible.
- L’arrêté pris par le préfet de la Mayenne le 16 août 2018, qui a pu alléger les procédures administratives à réaliser par une commune pour installer des préfabriqués permettant d’accueillir à la rentrée de septembre 2019 des classes d’une école élémentaire qui avait été sinistrée par des inondations en juin 2018.
Ce dispositif dérogatoire a d’ailleurs été validé en 2019 par le Conseil d’Etat (req. n°421871) qui retenait :
- D’une part que les dérogations ne peuvent être accordées que dans le respect des normes supérieures applicables, constitutionnelles, conventionnelles ou législatives et les normes réglementaires énumérées afin d'alléger les démarches administratives et d'accélérer les procédures.
- D’autre part, les dérogations n’étaient possibles que sous conditions : 1) qu'elle réponde à un motif d'intérêt général, 2) qu'elle soit justifiée par les circonstances locales, 3) qu'elle ne porte pas atteinte aux intérêts de la défense ou à la sécurité des personnes et des biens et 4) qu'elle ne porte pas une atteinte disproportionnée aux objectifs poursuivis par les dispositions auxquelles il est dérogé.
Le Conseil d'Etat a donc jugé que ce décret ne méconnaît pas le principe de non-régression tel qu'inscrit à l’article L.110-1 du code de l’environnement :
"Si l'association requérante soutient que les dispositions du décret attaqué méconnaissent ce principe, il résulte des ses termes mêmes et notamment de son article 1er qu'il ne permet pas de déroger à des normes réglementaires ayant pour objet de garantir le respect de principes consacrés par la loi tel que le principe de non-régression. Par suite, le moyen tiré de la méconnaissance de ce principe doit être écarté".
Le décret du 8 avril 2020 institutionnalise la possibilité pour le préfet de région ou de département de déroger à certaines normes arrêtées par l’administration de l’État pour prendre des décisions non réglementaires relevant de sa compétence.
2. LES DISPOSITIONS
2.1. Les matières ouvertes au droit de dérogation préfectoral : article 1er du décret
Elles sont strictement définies et la liste est identique à celle initialement définie par le décret précédent :
1° Subventions, concours financiers et dispositifs de soutien en faveur des acteurs économiques, des associations et des collectivités territoriales ;
2° Aménagement du territoire et politique de la ville ;
3° Environnement, agriculture et forêts ;
4° Construction, logement et urbanisme ;
5° Emploi et activité économique ;
6° Protection et mise en valeur du patrimoine culturel ;
7° Activités sportives, socio-éducatives et associatives.
2.2. Les conditions d'exercice du droit de dérogation préfectoral : article 2 du décret
1° Être justifiée par un motif d'intérêt général et l'existence de circonstances locales ;
2° Avoir pour effet d'alléger les démarches administratives, de réduire les délais de procédure ou de favoriser l'accès aux aides publiques ;
3° Être compatible avec les engagements européens et internationaux de la France ;
4° Ne pas porter atteinte aux intérêts de la défense ou à la sécurité des personnes et des biens, ni une atteinte disproportionnée aux objectifs poursuivis par les dispositions auxquelles il est dérogé.
3.3. La forme de l’exercice du droit de dérogation préfectoral : article 3 du décret
La décision de déroger peut
- soit prendre la forme d'un arrêté préfectoral comportant cette seule décision,
- soit être insérée dans un arrêté préfectoral pris au terme d'une procédure régulière.
La circulaire du Premier ministre du 9 avril 2018 relative au décret du 29 décembre 2017 précisait en effet : "La décision de dérogation peut faire l'objet d'un arrêté spécifique, mais il est également possible qu'il en soit fait mention au sein de la décision prise au terme de la procédure réglementaire appliquée. Ces deux options dépendent des conditions dans lesquelles la dérogation intervient".
Cet arrêté doit bien évidemment être motivé et publié au recueil des actes administratifs de la préfecture.
Il sera, le cas échéant, soumis au contrôle de légalité du juge adminsitratif.
3. LES CRITIQUES
Dans son communiqué de presse, Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur, a déclaré :
« Le pouvoir de dérogation, c’est le dialogue constructif entre la loi républicaine et nos territoires. C’est le signe que nous pouvons nous adapter pour faciliter la vie des Français. Nous nous étions engagés à mettre en place cette faculté nouvelle : la promesse est tenue. Dans les prochaines semaines et les prochains mois, le pouvoir de dérogation des préfets pourra être un outil utile pour faciliter la reprise de notre pays. »
L’objectif de ce décret est triple :
- Faciliter la vie des Français
- Être un outil utile
- Faciliter la reprise du pays suite à la crise sanitaire liée au covid-19
L’objectif est ambitieux, les critiques ne peuvent qu'être nombreuses.
Si à première vue le pouvoir de dérogation préfectoral semble assez réduit du fait des nombreuses conditions auxquelles il doit satisfaire, et si l'objectif de simplification du droit semble réalisé, une analyse un peu plus poussée permet de douter de la réalisation effective des objectifs affichés.
3.1. Une simplification du droit trompeuse
La succession des réformes et l’accumulation les règles de droit sont des tares dont le régime juridique français a le plus grand mal à se défaire.
Et pourtant, malgré l’objectif affiché de « simplification », il est évident que toute « dérogation » ajoute, par nature, une étape de complexification supplémentaire au système.
Le rapport d’information sénatorial publié en juin 2019[1] dressant un premier bilan des expérimentations du droit de dérogation ne s’y est pas trompé : « la dérogation peut compliquer l’instruction et rallonger son délai. Elle oblige les services à s’interroger, voire à procéder à des recherches juridiques là où l’application mécanique de la réglementation irait beaucoup plus vite, pour aboutir à un refus. […] si les cas devenaient nombreux, cela pourrait nécessiter un temps d’examen significatif par le préfet, qui doit décider lui-même des dérogations éventuelles. Mais il en résulterait aussi une pression nouvelle en termes de charge de travail sur les services instructeurs »
Cette étape supplémentaire vient également affaiblir la sécurité juridique prétendument apportée par le texte.
En effet, l’application du droit de dérogation implique de respecter les conditions réglementaires qui l’encadrent. Dès lors, toute décision dérogatoire devra respecter les contraintes réglementaires qui lui sont habituellement applicables – à l’exception de celles écartées par la dérogation dont elle bénéficie – mais également celles qui régissent le droit de dérogation.
Cet empilement de contraintes multiplie alors les potentiels arguments contentieux permettant de remettre en cause une décision administrative.
Le rapport d’information du Sénat1 le confirme : « une décision prise sur dérogation s’avère plus fragile juridiquement » et que « dans quelques cas, des organisations professionnelles, notamment agricoles, ont demandé d’écarter l’application [du droit de dérogation] par crainte d’une multitude de dérogations »
Ce risque contentieux est d’autant plus avéré que le décret s’apparente à une « brèche qu’il semblait ouvrir pour le principe d’égalité », laquelle donnerait « l’impression d’un Etat arbitraire prenant des décisions différentes en fonction des demandeurs et des collectivités territoriales concernées » 1.
Or, le principe d’égalité des administrés devant les charges publiques[2] permet, même en présence d’une décision individuelle régulière, de soulever la responsabilité sans faute de l’administration. Cette rupture doit pour cela provoquer un dommage anormal et spécial par rapport à ce que doit supporter normalement un administré[3].
Il reviendra donc au juge administratif d’arbitrer entre ces deux outils juridiques et délimiter les pouvoirs du préfet.
3.2. Une menace sur le droit existant
-
L’imprécision de la notion de « circonstances locales »
Selon le décret, le recours à la dérogation doit également être justifié par l’existence de circonstances locales.
Le rapport sénatorial relève que « la notion n’est pas définie », ou du moins « assez imprécise ».
Le Conseil d'État a pu avancer une série de critères d'identification desdites circonstances, mais qui n'avait aucun caractère d'exhaustivité[4]. Il s'agissait de « la composition particulière de la population », de « la protestation émanant des milieux locaux » ou de « l'attitude prise par diverses personnalités représentant ce milieu ».
Ces critères sont inutilisables dans le cadre de la dérogation préfectorale.
Plus encore, le cumul entre la condition de l'existence d'un motif d'intérêt général et celle de circonstances locales paraît inutile et superfétatoire. « Comment, s'agissant d'une dérogation à des normes, un acte motivé par l'intérêt général et pris par une autorité locale comme le préfet, dans le cadre de ses compétences, dans un cadre local comme le département, ne serait-il pas ipso facto adapté aux circonstances locales ? » s’interrogent les sénateurs.
-
Le risque de conflit d’intérêt
Le préfet peut revêtir le rôle de maître d’ouvrage d’un projet soumis à un régime administratif particulier tout en étant l’autorité chargée de faire appliquer ce même régime[5].
-
Le risque d’atteinte aux normes de protection de l’environnement
Permettre aux préfets, dont la mission est de faire appliquer la réglementation nationale, de déroger localement à des règles déjà atténuées par les exceptions prévues par les textes engendre un risque majeur de développement d’un « droit à la carte ».
Le rapport sénatorial démontre ainsi que la dérogation n’a parfois pas été utilisée pour simplifier localement des normes réglementaires nationales mais aussi pour écarter l’application de pans entiers de la réglementation (soustraction à l’enquête publique et à l’étude d’impact de projet d’envergure).
-
La déresponsabilisation des gouvernements
Dès l’avant-propos de leur rapport, les sénateurs pointent l’intérêt que revêt pour le gouvernement le droit de dérogation reconnu au préfet : « Un autre avantage est qu'elle est confortable pour le Gouvernement, qui n'a nul besoin de remettre en cause le fonctionnement des grandes directions de l'État, d'actualiser le mode de management des hauts fonctionnaires parisiens, ni d'assumer la responsabilité de remettre en cause le principe de précaution, si souvent au fondement des normes. Non, toute la tâche revient aux préfets et, avec elle, la responsabilité éventuelle. »
Et de relever enfin : « L'immense inconvénient de ce dispositif est, bien sûr, qu'il ne règle pas les problèmes de fond et pourrait d'ailleurs en créer d'autres si un contentieux venait à naître de sa mise en oeuvre. Il ouvre par ailleurs de forts espaces potentiels d'inégalités selon les territoires. Surtout, il évite à l'État de véritablement s'interroger sur son fonctionnement. »
La Chambre Haute du Parlement français n’a sans doute pas perdu toute utilité…
En somme, si la généralisation et la pérennisation du droit de dérogation reconnu au préfet aura manifestement pour avantage d'accélérer un certain nombre de procédures et de garantir une plus grande proximité et adaptabilité des normes avec le territoire régi par elles, il n'en demeure pas moins que les gardes-fous n'ont pas été pensé suffisamment efficace pour ne pas risque de dévoyer le dispositif.
Quant au risque contentieux, il semble majeur compte tenu du contrôle opéré par le juge sur les conditions et les modalités de mise en oeuvre de telles dérogations.
[1] Rapport d’information du Sénat, « Réduire le poids des normes en aval de leur production : interprétation facilitatrice et pouvoir de dérogation aux normes », Messieurs les sénateurs Jean-Marie Bockel et Mathieu Darnaud, 11 juin 2019, p.8.
[2] Article 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen
[3] CE 15 novembre 2000, CCI de Colmar et du centre Alsace, n°207144
[4] CE Ass., 19 avril 1963
[5] Avis délibéré de l’Autorité environnementale sur le projet de décret portant réforme de l’autorité environnementale et des décisions au cas par cas, 5 février 2020.