Ce projet a pour objet de recueillir un grand nombre de décisions de justices afin de développer un algorithme permettant d’élaborer un référentiel d’indemnisation des préjudices corporels.
L’adoption de ce décret le 27 mars 2020, en pleine crise du coronavirus ne manque pas de surprendre.
La finalisation du projet DataJust n’a, semble-t-il, pas été faite à une date juste.
1. Historique
Le projet – assurément dans l’air du temps - était connu depuis longtemps, évoqué dans le cadre du projet de réforme du droit de la responsabilité du 13 mars 2017, il devait être codifié à l’article 1271 du Code civil.
Le nom de DataJust était prononcé le 29 novembre 2018 à l’occasion de la journée « VendômeTech2 ».
L’article 33 la loi du 23 mars 2019 de « programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice » prévoyait une large diffusion des décisions de justice permettant, notamment, la mise en œuvre de ce projet.
Il y a un an, la Garde des Sceaux évoquait une « mise en œuvre rapide de cette loi en faveur des justiciables »…
Depuis lors, la CNIL était consultée le 9 janvier 2020 et émettait un avis favorable au projet qui lui était présenté.
2. Analyse des dispositions
2.1. Finalité du texte :
Le décret commenté permettra de recueillir des décisions de justice pour développer un algorithme qui aura pour objet de :
- Réaliser des évaluations des politiques publiques en matière de responsabilité civile ou administrative ;
- Élaborer un référentiel indicatif d’indemnisation des préjudices corporels ;
- Informer les parties afin de favoriser un règlement amiable des litiges ;
- Informer et documenter les juges appelés à statuer sur les demandes d’indemnisation des préjudices corporels.
L’algorithme mis en place devra ainsi recenser :
- Les demandes des parties,
- Les évaluations proposées dans le cadre des procédures amiables,
- Les montants alloués pour chaque type de préjudice,
Sur ce point, la CNIL émet une première réserve, non suivie d’effet : « la première finalité [relative à l’évaluation des politiques publiques] mériterait d’être explicitée ».
Sur les conditions générales de mise en œuvre du traitement, la commission rappelle la nécessaire prudence qui gouverne la matière.
Ainsi, elle énonce que « compte tenu de la particulière sensibilité des informations susceptibles d’être traitées, relatives tant à des personnes majeures que mineures, ainsi que du périmètre particulièrement large du traitement projeté, une attention particulière devra être portée aux évolution envisagées de l’algorithme et plus particulièrement à la présence d’éventuels biais (pratiques discriminatoires liées par exemple à l’origine ethnique, au genre ou encore à la situation géographique). »
2.2. Données collectées :
Les données traitées seront extraites des décisions de justice rendues en appel entre le 1er janvier 2017 et le 31 décembre 2019, seulement dans les contentieux relatifs à l’indemnisation des préjudices corporels.
Y figureront :
- La date de naissance, le genre, le lien de parenté avec la victime et le lieu de résidence ;
- Les données et informations relatives aux préjudices subis ;
- Les données relatives à la vie professionnelle, à la situation financière et aux perspectives d’évolutions de la situation de la victime et de la personne tenue à réparation ;
- Les avis des médecins et des experts ayant examiné la victime ;
- Les données relatives à des infractions pénales et aux fautes civiles ;
A cet égard, la CNIL mentionne « qu’il est indispensable que des garanties soient mises en œuvre afin que seules les données qui ont un lien avec l’indemnisation du préjudice subi ne soient effectivement traitées et, à cet égard, elle estime qu’une vigilance particulière devra être portée aux « données sensibles » au sens de la loi du 6 janvier 1978. »
2.3. Destinataires :
Seules deux catégories de destinataires sont visées par le décret :
- Les agents du ministère de la justice affectés au service chargé des développements informatiques du secrétariat général du ministère de la justice, individuellement désignés par le secrétaire général ;
- Les agents du bureau du droit des obligations individuellement désignés par le directeur des affaires civiles et du sceau.
La CNIL observe : « Les catégories de destinataires ayant vocation à être étendues lors de la phase de pérennisation du dispositif, une détermination plus précise des données nécessaires aux catégories destinataire devra être réalisée dans le projet de texte relatif à cette phase »
Le soin de confier le développement du projet à des « entrepreneurs d’intérêt général » appartenant à l’Etalabs’inscrit-il dans ce cadre ?
2.3. Droits des personnes concernées :
L’article 6 du décret précise que le droit d’information des personnes dont les données sont collectées ne peut être mis en œuvre « compte tenu des efforts disproportionnés que représenterait la fourniture des informations. »
En effet, prendre attache avec l’ensemble des justiciables concernés par les décisions rendues lors des deux dernières années s’avèrerait une tâche titanesque, difficilement réalisable.
La CNIL adresse une mise en garde : « le décret devra être modifié afin de préciser qu’une information générale sera délivrée par le ministère », non traduite d’effet dans le décret.
3. Analyse critique
Les dispositions analysées vont donc conduire à la création d’un référentiel d’indemnisation pour les victimes de dommages corporel : assurément la matière pour laquelle la mise en œuvre de la justice prédictive s’annonce la plus aisée.
A l’heure actuelle, il n’existe pas un, mais des référentiels : celui de l’ONIAM, le référentiel MORNET, le référentiel « indicatif » des cours d’appel édité par l’ENM. Offrir une visibilité sur le sens des décisions intervenues présente alors certains avantages.
L’harmonisation des pratiques entre le juge judiciaire et le juge administratif – souvent moins généreux pour indemniser les victimes avec des deniers publics – peut également s’avérer salutaire.
Reste que l’élaboration automatisée de ce référentiel, et, surtout les utilisations qui en seront faites prêtent le flanc à la critique.
En premier lieu, la transparence induite doit permettre de « favoriser le règlement amiable » des contentieux et ainsi éviter des procès. Le Conseil Constitutionnel rappelant qu’il est parfois nécessaire d’écarter les justiciables des prétoires. Ainsi, selon lui « réduire le nombre des litiges soumis au juge » poursuit « l’objectif de valeur constitutionnelle de bonne administration de la justice ». (CC, 21 mars 2019, n°2019-778 DC).
Faut-il se réjouir de voir l’accès au juge se réduire un peu plus ? L’objectif affiché de « raisonner » les parties en leur fournissant des informations objectives peut-il se traduire par une baisse des demandes extravagantes ?
Rien n’est moins sûr et la grande diffusion des informations juridiques - par le biais d’internet notamment – ne décourage que rarement les justiciables à agir au motif qu’ils auraient constaté que l’action envisagée était infondée…
En deuxième lieu, les risques inhérents à la mise en œuvre du dispositif évoqué seraient que les juridictions s’y réfèrent hors éléments de contextes et au détriment de la subjectivité nécessaire au jugement de chaque affaire.
Quelle attention portera le juge à la spécificité du dossier dès lors qu’un barème « objectif » sera mis à sa disposition ?
La tendance à l’adoption de solutions déconnectées des cas d’espèces sera d’autant plus présente dans un contexte général peu propice à l’étude des dossiers au cas par car.
Raréfaction de l’oralité dans les débats judiciaires, surcharge de travail des magistrats, allongements des délais entre la plaidoirie et le délibéré : autant d’éléments qui incitent les magistrats à se référer à une solution « clé en main ».
En troisième lieu, se pose la question du contrôle des décision qui « nourrissent » cet algorithme. Comment s’assurer que la base de données créée est neutre comment corriger les « biais » de l’algorithme ?
L’absence de « neutralité technicienne » pose nécessairement problème. Elle s’avère d’autant plus dangereuse lorsqu’elle concerne la justice.
L’intérêt d’un débat public autour de ces points qui cristallisent de nombreuses critiques aurait peut-être mérité que le décret entérinant la création du premier algorithme de cette ampleur en matière de justice ne soit pas adopté alors que la France vit confinée.
A cet égard, la finalisation du projet DataJust n’a, semble-t-il, pas été faite à une date juste.