Par un arrêt du 15 septembre 2020, la Cour d’appel de Paris a confirmé la possibilité d’avoir recours à une méthode de faisceau d’indices élargi pour identifier des faits de corruption, conduisant en l’espèce un tribunal arbitral à refuser de donner force à un contrat entaché de corruption et étant, par suite, contraire à l’ordre public international. Cette jurisprudence pourrait être intégrée dans les pratiques de compliance et programmes anti-corruption, en plein essor dans le domaine de la commande publique.
1. Intégration d’indices inspirés des « Red flags » dans l’appréciation de faits de corruption
L’affaire constitue le plus récent épisode de la saga relative aux faits de corruption de la société Airbus et révélés à l’initiative de cette dernière dès 2016, ayant déjà conduit la société à verser la somme de 2,1 milliards d’euros d’amende à l’Etat en janvier 2020.
A la suite d’un litige relatif au refus de règlement de près de 1,5 millions d’euros par la société Airbus à un intermédiaire basé à Hong-Kong, en application d’un « contrat de consultant » pour l'assister dans une campagne de vente d'hélicoptères à une société chinoise, le tribunal arbitral saisi a retenu l'existence d'indices de corruption et a rejeté la demande de paiement.
Considéré contraire à l'ordre public international, le contrat litigieux a été déclaré entaché de corruption en raison d’une série de « red flags » :
- L’obligation de la société Airbus de travailler avec l’intermédiaire en cause ;
- L’obligation d’Airbus d'accroître sa participation dans un « joint venture » intéressant son cocontractant ;
- Le caractère intangible de l'objet des contrats de consultant ;
- Le manque de preuve attestant de la réalité des services fournis ;
- Le fait que l’opérateur chinois constitue une entité indirectement contrôlée par l'Etat chinois.
Que sont ces « red flags » et en quoi soulèvent-ils un problème de droit dans cette affaire ?
Les actes de corruption, parce qu’ils sont par essence dissimulés, peuvent apparaitre très difficiles à démontrer. Pour pallier cette difficulté, l’arbitre s’est appuyé sur une technique probatoire spécifique déterminée sur la base d’un faisceau d’indices incluant, notamment, les « red flags » : il s’agit d’indices de corruption potentielle issues de la loi fédérale américaine de 1977 pour la lutte contre la corruption d'agents publics à l'étranger (dénommée « US Foreign Corrupt Practices Act » ou « FCPA »).
C’est sur le fondement de cette appréciation que le tribunal arbitral a retenu des indices « graves, précis et concordants » de faits de corruption.
2. La méthode « inspirée » du droit américain reste conforme au droit français
La question de droit au cœur de cette affaire était celle de savoir si les faits de corruption pouvaient être appréciés en tenant compte d’une méthode étrangère au droit français, en l’espèce la méthode américaine des « red flags » précitée, dès lors que le contrat en cause stipulait qu’il était « exclusivement régi par le droit français ».
Ecartant le moyen suivant lequel il appartenait au tribunal de faire application de la méthode française des faisceaux d'indices de corruption découlant de l'arrêt « Alstom » (CA Paris, 10 avril 2018 et 28 mai 2019), la Cour d’appel de Paris a retenu que le tribunal a procédé à une correcte application du droit français dès lors que celui-ci ne fixait pas de liste limitative des indices de corruption (point 42 de la décision).
En outre, celle-ci a ajouté qu’il était loisible au tribunal d’avoir recours à des indices supplémentaires, « fussent-ils inspirés des red flags issus de la liste annexés à l'US Foreign Corrupt Practices Act de 1977 », cette seule circonstance ne pouvant « conduire à considérer qu'il a fait, même partiellement, application de la loi américaine pour trancher ce litige » (point 41 de la décision).
Cette distinction entre l’application directe de normes et l’application de « principes inspirés » de ces normes n’est pas sans rappeler la technique d’interprétation du Code civil utilisée par le Conseil d’Etat en vue de dégager des principes autonomes de ceux du juge judiciaire, notamment en matière de responsabilité contractuelle (CE, Sect, 28 juin 1996, Krief, n° 138874).
Ainsi désormais, la jurisprudence « Alstom » (technique du faisceau d’indices) est complétée par la jurisprudence « Samwell » (faisceau d’indices élargi) en matière d’appréciation de faits de corruption sur le volet attaché à la responsabilité civile contractuelle.
3. Une affaire appelant le développement de la compliance en droit de la commande publique
Comme l’a souligné l’OCDE, « les marchés publics constituent pour les pouvoirs publics un domaine d’activité économique fondamental particulièrement exposé aux malversations, à la fraude et à la corruption » (OCDE, recommandations du Conseil sur les marchés publics, 2015).
Si les faits de corruption constituent évidemment des infractions pouvant emporter des condamnations pénales des opérateurs économiques aussi bien que des acheteurs publics (article 433-1 du code pénal), ces faits figurent également parmi les condamnations définitives justifiant une interdiction de soumissionner, de plein droit, prévue aux articles L. 2141-1 et suivants du code de la commande publique.
En outre, la Cour d’appel de Paris a relevé, dans l’arrêt « Alstom » précité et relatif à un litige né entre la société française et les acheteurs publics chinois, que « la transmission par un consultant à un candidat à un appel d’offre d’informations confidentielles émanant de l’autorité adjudicatrice, sans précision sur les conditions de leur obtention, est un indice particulièrement grave de pratiques corruptrices » (CA Paris, 28 mai 2019, Société Alstom, RG 16/11182).
Poursuivant la logique suivant laquelle il vaut mieux éviter une panne en plein vol, les acheteurs publics et les opérateurs économiques misent désormais sur des programmes anti-corruption, correspondant à de nouvelles pratiques de compliance (en ce sens, Guide de l’achat public : Maîtriser le risque de corruption dans le cycle de l’achat public, juin 2020).
Celle-ci désigne ainsi la mise en place de procédures et de méthodologies permettant d’identifier des indices « graves, précis et concordants » en matière d’ententes anti-concurrentielles, de conflits d’intérêts et inclut de plus en plus, des dispositifs anti-corruption tenant compte de l’évolution de la jurisprudence et de la pratique décisionnelle en la matière.
Il y a ainsi fort à penser que la décision « Samwell » du 15 septembre 2020 et l’identification des red flags constituent désormais des pièces supplémentaires dans les dispositifs anti-corruption développés dans le cadre de la commande publique.
A l'occasion de cette journée internationale de lutte contre la corruption (9 décembre 2020), le perfectionnement de la compliance dans la commande publique ne peut qu’être salué et encouragé.
CA Paris, 15 septembre 2020, Samwell international holdinds ltd c. Airbus Helicopter, 19/09058 ; ONU, Journée internationale de lutte contre la corruption (« Anti-corruption day »)