Dans un arrêt « Simonsen & Weel » du 17 juin 2021 (n°C-23/20), la Cour de justice de l’Union européenne relève qu’en dépit de certaines dispositions de la directive 2014/24 suggérant l’inverse, il y a bien lieu de retenir que la valeur maximale d’un accord-cadre à bons de commande doit obligatoirement être indiquée par l’acheteur dans l’avis de marché. Par suite, la décision semble condamner le recours aux accords-cadres sans maximum, tel qu’il résulte de l’article R2162-4 du code de la commande publique.
1. Des dispositions de nature à induire en erreur les acheteurs peu avisés, et même très avisés
Sur renvoi préjudiciel des tribunaux danois, la CJUE a été invitée à se prononcer notamment sur la portée qu’il convient de conférer à l’obligation pour l’acheteur de renseigner « dans la mesure où il est connu, l’ordre de grandeur total estimé du/des marché(s) » (directive 2014/24, annexe V, partie II), s’agissant en particulier des accords-cadres à bons de commande conçus sans indication d’un montant maximum.
A ce titre, tout acheteur ayant déjà renseigné les fameux formulaires types établis par la Commission européenne, également désignés « formulaires standard pour la publication d’avis dans le cadre de la passation de marchés publics » n’a pas manqué de relever que la mention de la valeur du marché était assortie d’un astérisque comportant la nuance « le cas échéant ».
Le diable se situant résolument dans les détails, c’est précisément de cette nuance dont résulte le litige ayant opposé un candidat évincé et deux régions du Danemark au sujet des obligations de publicité et de mise en concurrence incombant à l’acheteur, à propos ici d’un accord-cadre à bons de commande d’achat de matériel médical lancé sans estimation d’une valeur totale.
Plus précisément, cet avis ne contenait pas d’informations sur la valeur estimée du marché, ni d’informations sur la valeur maximale des accords-cadres ou sur la quantité estimée ou maximale des produits dont l’achat était prévu dans les accords-cadres (décision commentée, point 32).
Or à ce titre, les acheteurs n’ont pas manqué d’objecter d’une part que ces informations étaient facultatives, conformément à la formule « le cas échéant » précitée et, d’autre part, qu’il résulte de la jurisprudence du juge de l’Union que les principes de transparence et d’égalité de traitement sont respectés dès lors que le volume global des prestations est indiqué dans l’accord-cadre lui-même ou dans un autre document de marché (CJUE, 19 décembre 2018, Autorità Garante della Concorrenza e del Mercato c. ASST, aff. C‑216/17 ; décision commentée, points 40 et 41).
Sur ce point, la CJUE relève ainsi que « a cet égard, certaines dispositions de la directive 2014/24, prises isolément, peuvent laisser entendre que le pouvoir adjudicateur dispose d’une marge d’appréciation quant à l’opportunité d’indiquer, dans l’avis de marché, une valeur maximale des produits à fournir en vertu d’un accord-cadre. » (décision commentée, point 49).
Or à ce titre, le juge de l’Union ne manque pas de retenir – au-dela de la première nuance évoquée – toute une série de termes de la directive 2014/24 dispensant les acheteurs de renseigner ces informations :
- La référence à un simple « ordre de grandeur » plutôt qu’à une valeur précisément définie, suggère que l’évaluation réclamée au pouvoir adjudicateur peut être approximative (annexe V, point 8 ; décision commentée, point 50) ;
- Le pouvoir adjudicateur doit indiquer, dans la mesure du possible, la valeur ou l’ordre de grandeur et la fréquence des marchés à attribuer. Il en résulte que, conformément à cette disposition, l’indication par le pouvoir adjudicateur de la valeur ou de l’ordre de grandeur et de la fréquence des marchés à attribuer n’est pas exigée en toutes circonstances (annexe V, point 10 ; décision commentée, point 51).
- Un accord-cadre a pour objet d’établir, « le cas échéant », les quantités envisagées (article 33, décision commentée, point 52).
La conclusion apparaissait donc imparable : il était littéralement impossible à un acheteur de savoir, en se fondant sur la lettre de ces dispositions, si la référence d’une valeur maximale constituait une obligation (point 52).
2. Une interprétation littérale à exclure en faveur des principes d’égalité de traitement et de transparence
Face à une directive pour le moins imparfaitement rédigée, le juge de l’Union a ainsi préféré rappeler la primauté des principes de la commande publique : « Toutefois, au regard des principes d’égalité de traitement et de transparence énoncés à l’article 18, paragraphe 1, de la directive 2014/24 ainsi que de l’économie générale de cette directive, il ne saurait être admis que le pouvoir adjudicateur s’abstienne d’indiquer, dans l’avis de marché, une valeur maximale des produits à fournir en vertu d’un accord-cadre. » (décision commentée, point 54).
A cet égard, la Cour rappelle ainsi que « tant les principes d’égalité de traitement et de non-discrimination que le principe de transparence qui en découle impliquent que toutes les conditions et modalités de la procédure d’attribution soient formulées de manière claire, précise et univoque dans l’avis de marché ou dans le cahier des charges, de façon, premièrement, à permettre à tous les soumissionnaires raisonnablement informés et normalement diligents d’en comprendre la portée exacte et de les interpréter de la même manière et, deuxièmement, à mettre le pouvoir adjudicateur en mesure de vérifier effectivement si les offres des soumissionnaires correspondent aux critères régissant le marché en cause » (décision commentée, point 61).
Le juge en déduit alors que ces principes seraient affectés si le pouvoir adjudicateur originairement partie à l’accord-cadre n’indiquait pas la valeur ou la quantité maximale sur laquelle porte un tel accord.
En définitive, celui-ci retient que :
- L’avis de marché doit indiquer la quantité et/ou la valeur estimée ainsi qu’une quantité et/ou une valeur maximale des produits à fournir en vertu d’un accord-cadre et qu’une fois que cette limite aura été atteinte, ledit accord-cadre aura épuisé ses effets ;
- L’avis de marché doit indiquer la quantité et/ou la valeur estimée ainsi qu’une quantité et/ou une valeur maximale des produits à fournir en vertu d’un accord-cadre de manière globale ;
- L’omission de cette indication n’emporte pas de sanction, la quantité estimée et/ou la valeur estimée des produits à fournir en vertu de l’accord-cadre envisagé ressort non pas de cet avis de marché, mais du cahier des charges.
Sans qu’il soit besoin d’opter entre une interprétation littérale ou téléologique, il ressort clairement de la décision que sont condamnés les accords-cadres sans montant maximum tels qu’ils résultent, en droit national, de l’article R2162-4 du code de la commande publique.
Attention donc à ne pas s’y tromper, les évolutions de la jurisprudence pouvant se faire sentir bien plus vite que les évolutions d’un texte.
Reste à faire preuve de créativité face à la rigueur du juge confronté à la souplesse d'une texte ayant peut-être le défaut d'un certain pragmatisme : imaginer des clauses de réexamen pour déplafonner l'imprévisibilité de certains besoins !
CJUE 17 juin 2021, Simonsen & Weel A/S c/ Region Nordjylland og Region Syddanmark, Aff. C-23/20.