Par un jugement avant-dire droit du 3 février 2021, le tribunal administratif de Paris a reconnu pour la première fois un préjudice écologique imputable à une carence fautive de l’Etat dans l’accomplissement de ses obligations tendant à réduire les émissions de gaz à effets de serre. Pour la réparation - en nature - de ce préjudice écologique, le tribunal doit ordonner des mesures particulières qui seront déterminées, à la suite d’un supplément d’instruction, au cours du mois d’avril 2021.
1. « L’affaire du Siècle » : après l’affaire Grande-Synthe, un deuxième volet indemnitaire
Le casting était déjà annonciateur d’une saison inédite : les artistes Juliette Binoche, Marion Cotillard, Elie Semoun, Lucie Lucas, … rejoignaient notamment Cecile Duflot et Nicolas Hulot dans le cadre d’une campagne publique initiée par une pétition totalisant 2,1 millions de signatures en une semaine, au début de l’année 2019.
L’objectif ? « Condamner l’Etat en justice pour son inaction climatique ».
En droit, cette campagne a pris la forme d’une action en responsabilité administrative de l’Etat tirée d’une carence fautive de ce dernier à exécuter notamment les obligations législatives et réglementaires lui incombant, et demandant au juge administratif d’ordonner, pour la première fois, la réparation d’un préjudice écologique sur le fondement des articles 1246 et suivants du code civil.
L’action a été engagée par quatre associations (Oxfam France, Notre affaire à tous, Fondation pour la Nature et l’Homme, Greenpeace France), auxquelles se sont associées en intervention de nombreuses autres, dont l’association France Nature Environnement.
Le juge administratif peut-il ainsi tenir l’Etat pour partie responsable, du fait d’une carence fautive à poursuivre les obligations qu’il s’est lui-même fixées en matière environnementale( ici en matière de limitation des gaz a effet de serre ), d’un préjudice écologique ?
S’inscrivant en complémentarité avec l’affaire « Grande Synthe » (CE, 19 novembre 2020, Commune de Grande Synthe, n°427301) dans laquelle la commune éponyme avait saisi le Conseil d’État à la suite du refus du Gouvernement opposé à sa demande que soient prises des mesures supplémentaires pour respecter les objectifs issus de l’accord de Paris – recours pour excès de pouvoir donc – le juge administratif a cette fois été saisi du même sujet par le biais d’un recours en responsabilité administrative attaché à la carence de l’Etat, impliquant une toute autre approche.
La première différence tient aux questions préalables : tandis que la première affaire impliquait une compétence du Conseil d’Etat en premier et dernier ressort (Code de justice administrative, article R311-1), le second volet relevait par exception de la compétence du tribunal administratif de Paris, sur le fondement de l’article R. 312-14 de ce code.
La seconde différence tient évidemment au fond, s’agissant cette fois pour le juge administratif de statuer sur les trois éléments constitutifs classiques de la responsabilité extracontractuelle – fait générateur, préjudice et lien de causalité – et d’incorporer en droit public la notion de préjudice écologique au terme d’un raisonnement dense mais non moins pédagogique (points 9 à 39 du jugement).
2. Consécration de la reconnaissance du préjudice écologique par le juge administratif, sur le fondement des articles 1246 et suivants du code civil
Inspirées d’une création prétorienne dans la fameuse affaire « Erika » (Cass., Crim., 25 septembre 2012, 10-82.938, Bull.) et issues de la loi n°2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, les dispositions relatives à l’obligation de réparation du préjudice écologique ont pris place aux articles 1246 et suivants du code civil.
La notion-même de « préjudice écologique » résultant de cette loi constitue une innovation singulière dès lors qu’elle a pour objet d’intégrer en droit positif une obligation de réparation de « l’atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l'homme de l'environnement », désignant ainsi :
- Un préjudice matériel mais non personnel, la nature n’étant pas à ce jour désignée comme sujet de droit contrairement aux personnes physiques et morales ;
- Un préjudice invocable par une liste déterminée de personnes ayant qualité et intérêt à agir ;
- Un préjudice réparable par priorité en nature, à laquelle se substituera une réparation pécuniaire uniquement s’il est démontré une impossibilité de droit ou de fait ou une insuffisance des mesures de réparation.
Ainsi le juge administratif devait-il permettre l’application d’un tel régime issu du droit privé ou bien opposer l’existence de « règles spéciales qui varient suivant (…) la nécessité de concilier les droits de l’Etat avec les droits privés », comme pouvait l’y inviter l’inoubliable jurisprudence « Blanco » (TC, 8 février 1873, Blanco, 00012, Rec) ?
Animé par la volonté de rester à la hauteur des enjeux exprimés par la loi de 2016, le juge administratif a fait le choix d’incorporer en droit public les dispositions du code civil précitées, tel qu’il avait pu le faire par exemple en matière de responsabilité décennale, en combinant ici les dispositions du code civil et celles de l’article L. 142-1 du code de l’environnement (point 10 du jugement).
Intimement lié à la nouveauté de ces questions préalables, le fond de l’affaire impliquait de caractériser l’existence du préjudice écologique lié au changement climatique, désignant un véritable effet domino synthétisé en six temps : ainsi les émissions de gaz à effet de serre d’origine anthropique (1) ont-elles conduit à une augmentation constante de la température globale moyenne de la Terre (2), elle-même responsable d’une modification de l’atmosphère et de ses fonctions écologiques (3), ayant déjà provoqué notamment l’accélération de la fonte des glaces continentales et du pergélisol, ainsi que le réchauffement des océans (4), qui ont pour conséquence l’élévation du niveau de la mer combiné à avec l’augmentation, en fréquence et en gravité, des phénomène climatiques extrêmes, l’acidification des océans et l’atteinte des écosystèmes ainsi que des ressources en eau (5). Dernier domino de l’exposé : la survenance de risques croissants d’insécurité alimentaire et de dégradation des ressources en eau, de la santé humaine et de la croissance économique (6) (point 16 du jugement précité).
Cette appréciation juridictionnelle du préjudice écologique a été éclairée d’une part, par les rapports du GIEC et d’autre part, par les travaux de l'Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique, organisme rattaché au ministère de la transition écologique. Ce faisant, le juge de la responsabilité a partiellement repris l’approche réalisée par le Conseil d’Etat dans l’affaire « Grande Synthe » précitée.
3. Carence fautive de l’Etat et lien de causalité : une reconnaissance partielle mais suffisante
Le prétoire étant désormais ouvert à la reconnaissance du préjudice écologique, encore convient-il de procéder à l’établissement des éléments constitutifs de la responsabilité administrative : peut-on imputer ce préjudice à une carence fautive de l’Etat en raison d’une réglementation défaillante et si oui, un lien de causalité direct et certain était-il suffisamment établi ?
La question de la caractérisation du lien de causalité soulève fréquemment des difficultés dans le contentieux de la responsabilité, en particulier en matière environnementale.
A ce titre, les associations requérantes soutiennent qu’il a contribué à l’aggravation de celui-ci, en méconnaissance de son obligation générale de lutte contre le changement climatique :
- d’une part, en n’adoptant pas, par le biais de ses autorités administratives, les mesures suffisantes pour assurer l’application du cadre législatif et réglementaire qu’il s’est fixé pour lutter contre le changement climatique ;
- d’autre part, en se dotant d’objectifs insuffisants en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre, dès lors qu’ils ne permettent pas de limiter l’élévation de la température moyenne globale de l’atmosphère à 1,5°C (point 17 du jugement précité).
A ce titre un inévitable tri des chefs de préjudice a été opéré, par le filtre du lien de causalité, conduisant la juridiction a écarter l’imputabilité du préjudice écologique en cause à une carence fautive dans la majeure partie des objectifs invoqués, tels que l’amélioration de l’efficacité énergétique (point 22), l’augmentation de la part des énergies renouvelables dans la consommation finale brute d’énergie (point 28), les objectifs de limitation du réchauffement à 1,5°C (point 32) dès lors que cette carence « ne peut être regardée comme ayant contribué directement à l’aggravation du préjudice écologique dont les associations requérantes demandent réparation ».
Néanmoins, le juge admet que les associations requérantes sont fondées à soutenir qu’à hauteur des engagements qu’il avait pris et qu’il n’a pas respectés dans le cadre du premier budget carbone (en application de l’article L. 222-1 A du code de l’environnement), l’État doit être regardé comme responsable, au sens des dispositions précitées de l’article 1246 du code civil, d’une partie du préjudice écologique constaté (points 30, 34 et 39).
4. To be continued… Les modalités de réparation en nature restent à déterminer pour avril 2021
Donnant plein effet aux dispositions de l’article 1249 du code civil, au terme duquel « La réparation du préjudice écologique s'effectue par priorité en nature », la juridiction administrative a rejeté les conclusions des requérantes tendant à l’octroi d’un euro de dommages et intérêts à titre de réparation du préjudice écologique.
Il résulte en effet de ces dispositions que seule la démonstration d’une impossibilité de droit ou de fait ou d'insuffisance des mesures de réparation serait de nature à ouvrir droit à réparation pécuniaire, impossibilité apparaissant peu admissible au regard des trajectoires en cours et des pouvoirs dont dispose l’Etat.
A ce titre, le juge a exposé que l’état de l’instruction ne permet pas au tribunal de déterminer avec précision les mesures qui doivent être ordonnées à l’État à cette fin et a ordonné, avant-dire droit, un supplément d’instruction afin de communiquer à l’ensemble des parties les observations des ministres compétents sur ces points (point 39 du jugement).
De la même façon que le Conseil d’Etat dans l’affaire « Grande Synthe », le tribunal administratif de Paris a ainsi curieusement estimé adéquat de rendre public un jugement dont la portée n’est, à ce stade, pas intégralement déterminée dès lors que son dispositif est voué à être complété par un supplément d’instruction dans un délai expirant en avril 2021. Bientôt l’épisode 3 ?
En attendant, par ce volet indemnitaire le juge administratif confirme la portée normative des engagements de l’Etat en matière de lutte contre le réchauffement climatique : il n’est pas anodin à ce titre d’observer une récurrence des formules exprimant la pleine volonté de ce dernier comme source normative à part entière. Ainsi l’Etat a « reconnu l’existence d’une urgence à lutter contre le changement climatique », « également reconnu sa capacité à agir effectivement sur ce phénomène », « choisi de souscrire à des engagements internationaux et, à l’échelle nationale, d’exercer son pouvoir de réglementation », « s’est engagé à atteindre, à des échéances précises et successives, un certain nombre d’objectifs dans ce domaine »… mais « n’a pas ainsi réalisé les actions qu’il avait lui-même reconnues comme étant susceptibles de réduire les émissions de gaz à effet de serre. »
Cette terminologie semble ainsi évincer l’identification d’un fondement normatif particulier parmi les nombreuses sources conventionnelles, législatives et réglementaires invoquées, pour mettre l’accent sur la volonté souveraine exprimée par l’Etat. Celui-ci serait ainsi en matière de lutte contre le réchauffement climatique, en pleine capacité d’intervenir par son pouvoir normatif et de jouer ainsi le rôle de véritable régulateur de l’ensemble des activités génératrices de gaz à effet de serre… à charge pour lui d’assumer intégralement ce rôle. Méthode coué ou véritable consécration d’une puissance d’agir ? Affaire à suivre…
Plus d'informations : voir le site de l'affaire du siècle