En cette fin d’année 2023, le Conseil d’État fait preuve d'un pragmatisme attendu en matière de sanction disciplinaire, par une décision attendue du 22 décembre 2023 (n°462455).
Les agents de la fonction publique sont soumis, dans l’exercice de leurs fonctions, à une double responsabilité : pénale et disciplinaire (article L. 530-1 du Code général de la Fonction Publique), au titre de laquelle ils peuvent faire l'objet d'une sanction disciplinaire et d'une peine pénale, pour les même faits.
Néanmoins, dans l'un ou l'autre des cas, la matérialité doit être établie par le biais d'une enquête administrative, avant adoption de toute décision.
En matière disciplinaire, il est d’usage pour l’autorité compétente d’engager cette enquête administrative aux fins de déterminer la réalité des faits litigieux. Par une telle démarche, l’autorité investigue les faits qui lui ont été signalés - notamment par le recueil de témoignages - dans le but d’en déterminer la réalité et de procéder, in fine, à sa qualification en droit.
Toutefois, aucune disposition ne régit le cadre juridique d'une telle enquête administrative ; pourtant déterminante pour l'adoption d'une décision de sanction disciplinaire, manifestement susceptible de recours contentieux.
Par cette décision du 22 décembre 2023, le Conseil d'État vient préciser, d'abord, les contours juridiques de l'enquête en phase de "pré-sanction", mais également, tirer les conséquences pour l'administration d'une éventuelle suspension juridictionnelle d'une sanction, en phase contentieuse.
1 - PHASE DE PRE-SANCTION & ENQUÊTE ADMINISTRATIVE
Il n'est pas inutile de rappeler que l’enquête administrative, mesure d'ordre intérieur (CAA de Paris, 11 mars 2022, Mme C. A. B., n° 21PA04591), n’est soumise à aucun caractère obligatoire (CE, 23 novembre 2016, M. A., n° 397324). Elle ne constitue donc pas un préalable s'imposant à l'autorité compétente pour l'adoption d'une sanction.
Malgré cette absence, elle n’en reste pas moins déterminante pour le prononcé de la sanction par l’autorité compétente, qui, nous vous le rappelons, est soumise au principe de proportionnalité (CE, 13 novembre 2013, Dahan, n° 347704).
Dans le même sens, l'enquête constitue un véritable élément de preuve dont la charge incombe à l’administration (CE, 26 juillet 1985, Ministre de l’Intérieur, n°64024).
C'est à la lumière de ces éléments que la décision du 22 décembre 2023 doit être lue.
Par plusieurs enseignements, le Conseil d’État nous apporte des précisions bien utiles sur le déroulement de l’enquête administrative.
1°) Premièrement, il est établi que l’agent sur qui porte l’enquête a droit à la communication de l’ensemble de son dossier individuel et de ses annexes, comportant alors le rapport établi aux termes de l’expertise et les procès-verbaux d’auditions des témoins (CE, 28 janvier 2021, n°435946).
Dans cette décision, le Conseil d’État réitère sa position sur ce point en énonçant que l’administration doit mettre à l’agent à même de prendre connaissance du rapport d’inspection et desdits témoignages.
Cependant, lorsqu’il existe un "risque avéré de préjudice" pour un agent désirant témoigner, l’autorité compétente peut anonymiser son témoignage à la demande du témoin, là où, par le passé, il a été jugé qu’était entachée d’illégalité la décision de sanction prise sur le fondement des témoignages anonymisés, à défaut de prouver la matérialité des faits (CAA Paris, 16 février 2022, Mme B.C., n° 21PA01183).
« 4. Dans le cas où, pour prendre une sanction à l'encontre d'un agent public, l'autorité disciplinaire se fonde sur le rapport établi par une mission d'inspection, elle doit mettre cet agent à même de prendre connaissance de celui-ci ou des parties de celui-ci relatives aux faits qui lui sont reprochés, ainsi que des témoignages recueillis par les inspecteurs dont elle dispose, notamment ceux au regard desquels elle se détermine. Toutefois, lorsque résulterait de la communication d'un témoignage un risque avéré de préjudice pour son auteur, l'autorité disciplinaire communique ce témoignage à l'intéressé, s'il en forme la demande, selon des modalités préservant l'anonymat du témoin. Elle apprécie ce risque au regard de la situation particulière du témoin vis-à- vis de l'agent public mis en cause, sans préjudice de la protection accordée à certaines catégories de témoins par la loi. »
N'allant pas jusqu'au préjudice certain, le juge administratif pose toutefois la condition d'un "risque avéré de préjudice" à l'anonymisation de témoignage.
Il appartient alors à l'administration d'évaluer ce "risque avéré de préjudice", lorsqu'une demande est formulée en ce sens.
Cette nouvelle notion juridique reflète ainsi la recherche d’équilibre du juge entre, d’une part, la protection des droits à la défense de l’agent sanctionné, qui devrait être en mesure de connaître l'identité des auteurs des faits reprochés pour se défendre, et d’autre part, la protection du témoin au sein de l'administration.
2°) Deuxièmement, il semblerait que l’absence de communication de l’entièreté du dossier individuel de l’agent visé par l’enquête n’ait pas pour conséquence automatique l’atteinte des droits à la défense :
« 5. Dans le cas où l'agent public se plaint de ne pas avoir été mis à même de demander communication ou de ne pas avoir obtenu communication d'une pièce ou d'un témoignage utile à sa défense, il appartient au juge d'apprécier, au vu de l'ensemble des éléments qui ont été communiqués à l'agent, si celui-ci a été privé de la garantie d'assurer utilement sa défense. »
Étoffant l’office du juge des sanctions disciplinaires, il lui appartient désormais de vérifier, in concreto, si l’agent sanctionné a effectivement été privé de sa défense par la non-transmission de l’ensemble des éléments de son dossier ; ou s’il a pu valablement se défendre au vu des éléments qui lui ont été effectivement transmis.
In fine, on ne peut que souhaiter que ces nouvelles règles édictées par le juge administratif garantissent le bon usage et l'effectivité de l'enquête administrative.
2 - PHASE CONTENTIEUSE & SUSPENSION DE LA DECISION DE SANCTION
Le Conseil d’État se prononce également sur les conséquences pouvant être tirer de la suspension d’une sanction administrative par l’administration, en raison de son caractère disproportionné.
Pour rappel, dans ce litige, l’administration a adopté une sanction résidant dans la mise à la retraite d’office à l’encontre d’un enseignant. Cette décision de sanction a fait l’objet d’une suspension, à l’occasion d’un référé-suspension (article L. 521-1 du Code de justice administrative).
Par voie de conséquence, l’employeur public a réintégré l’agent dans ses fonctions et repris une nouvelle sanction plus douce que la première, résidant, en l'espèce, dans une exclusion temporaire d’exercice.
Sur ce point, le Conseil d’Etat énonce que :
« 7. Lorsque le juge des référés a suspendu l'exécution d'une sanction en raison de son caractère disproportionné, l'autorité compétente, peut, sans, le cas échéant, attendre qu'il soit statué sur le recours en annulation, prendre une nouvelle sanction, plus faible que la précédente, sans méconnaître ni le caractère exécutoire et obligatoire de l'ordonnance de référé, ni le principe général du droit selon lequel une autorité administrative ne peut sanctionner deux fois la même personne à raison des mêmes faits, ce sans préjudice de l'obligation de retirer l'une ou l'autre des sanctions en cas de rejet du recours tendant à l'annulation de la sanction initialement prononcée.
8. Après avoir relevé que la sanction d'exclusion temporaire infligée à M. B... le 10 décembre 2018 l'avait été pour les mêmes faits que la sanction de mise à la retraite d'office du 31 juillet 2018, qui demeurait dans l'ordonnancement juridique dès lors que seule son exécution avait été suspendue par le juge des référés, la cour administrative d'appel de Paris a jugé que M. B... avait été illégalement sanctionné deux fois pour les mêmes faits. En statuant ainsi alors qu'à la date de la sanction d'exclusion temporaire litigieuse, celle-ci était la seule sanction susceptible de produire des effets, la cour a commis une erreur de droit. »
Dès lors, sans attendre le jugement au fond et sans qu’intervienne la décision de retrait de la sanction contestée, il apparaît que l’administration peut valablement adopter une nouvelle sanction plus douce que la première alors suspendue par le juge, en raison du doute pesant sur son caractère proportionné.
On en retiendra donc que le caractère exécutoire et suspensif de l’ordonnance de référé est compatible, semblerait-il, avec le principe de non bis in idem, interdisant de sanctionner deux fois une même personne pour les mêmes faits.
En tout état de cause, une telle décision ne peut avoir pour effet de négliger les conséquences à tirer de l’intervention du jugement au fond.
En effet, une fois le jugement au fond intervenu, il appartient à l’administration de retirer de l’ordonnancement juridique ladite décision de sanction jugée définitivement illégale, afin que ne subsiste, finalement, que la seconde sanction, plus douce ; préservant donc le principe de non bis in idem.