Dans le cadre d’un recours en annulation contre un arrêté préfectoral autorisant la construction et l’exploitation d’un parc éolien, la cour administrative d’appel de Douai a consulté le Conseil d’État aux fins d’obtenir des précisions sur le régime de la dérogation « espèces protégées » prévue par l’article L. 411-2 du code de l’environnement.
Les questions posées par la Cour se présentaient en les termes suivants :
- « Lorsque l’autorité administrative est saisie d’une demande d’autorisation environnementale sur le fondement du 2° de l’article L. 181-1 du code de l’environnement, suffit-il, pour qu’elle soit tenue d’exiger du pétitionnaire qu’il sollicite l’octroi de la dérogation prévue par le 4° du I de l’article L. 411-2 de ce code, que le projet soit susceptible d’entraîner la mutilation, la destruction ou la perturbation intentionnelle d’un seul spécimen d’une des espèces mentionnées dans les arrêtés ministériels du 23 avril 2007 et du 29 octobre 2009 (…) ou la destruction, l’altération ou la dégradation d’un seul de leur habitat, ou faut-il que le projet soit susceptible d’entraîner ces atteintes sur une part significative de ces spécimens ou habitats, en tenant compte notamment de leur nombre et du régime de protection applicable aux espèces concernées ? »
- « Dans chacune de ces hypothèses, l’autorité administrative doit-elle tenir compte de la probabilité de réalisation du risque d’atteinte à ces espèces ou des effets prévisibles des mesures proposées par le pétitionnaire tendant à éviter, réduire ou compenser les incidences du projet ? ».
Le 9 décembre dernier, le Conseil d’État a donc publié son avis n°463563. Après avoir rappelé que la destruction ou la perturbation des espèces protégées, ainsi que la destruction ou la dégradation de leurs habitats, est, en principe, interdite, le Conseil d’Etat énumère les conditions cumulatives permettant de déroger à ce principe, savoir :
- L’absence de solution alternative satisfaisante,
- Le fait de ne pas nuire au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle,
- Le fait que le projet réponde à l’un des 5 motifs limitativement prévus par la loi et parmi lesquels digue le fait que le projet réponde, par sa nature et compte tenu des intérêts économiques et sociaux en jeu, à une raison impérative d’intérêt public majeur (points 1 à 3 de l’avis).
Puis, le Conseil d’État, répondant à la première question qui lui était posée, affirme au point 4 de son avis que le régime de protection des espèces protégées s’applique sans prise en compte « ni du nombre de spécimens, ni de l’état de conservation des espèces protégées présentes ». En d’autres termes, la présence d’un seul spécimen d’une espèce protégée impose d’examiner si une dérogation doit nécessairement être obtenue par le pétitionnaire.
Au point 5 de son avis, il estime que « le pétitionnaire doit obtenir une dérogation « espèces protégées » si le risque que le projet comporte pour les espèces protégées est suffisamment caractérisé ». Le Conseil d’État, répondant à la seconde question posée par la Cour d’appel de Douai, considère que les mesures d’évitement et de réduction (et non de compensation) des atteintes aux espèces protégées doivent être prises en considération. Si ces mesures présentent des garanties d’effectivité telles qu’elles permettent de diminuer le risque au point qu’il apparaisse comme n’étant pas « suffisamment caractérisé », la dérogation n’aura pas à être sollicitée.
L’appréciation des garanties d’effectivité des mesures d’évitement et de réduction se fera « sous le contrôle de l’administration », qui pourrait se heurter à des difficultés quant à la délimitation de la notion de « risque suffisamment caractérisé ».
Enfin, le Conseil d’État précise que, sous le contrôle du Juge, l’administration, pour octroyer ladite dérogation, devra « porter une appréciation qui prenne en compte l’ensemble des aspects mentionnés au point 3, parmi lesquels figurent les atteintes que le projet est susceptible de porter aux espèces protégées, compte tenu, notamment, des mesures d’évitement, réduction et compensation proposées par le pétitionnaire, et de l’état de conservation des espèces conservées ».
Au stade de l’examen de la nécessité, pour le pétitionnaire, de déposer une demande de dérogation, les seules mesures devant être prises en compte par le pétitionnaire et par l’administration sont donc les mesures d’évitement et de réduction, alors qu'au stade de l’examen au fond de la demande, les mesures compensatoires doivent être également être prises en considération.
Cet avis intervient après l'arrêt de la 3ème chambre civile de la Cour de cassation en date du 30 novembre 2022 offrant une illustration de la condamnation, par le Juge civil, auquel s’expose le pétitionnaire qui, bien que soumis à l’obligation d’obtenir une dérogation « espèces protégées », s’est affranchi de ladite obligation.
Dans cette espèce, une association agréée de défense de l’environnement sollicitait la réparation du préjudice moral subi du fait de la destruction d’espèces protégées causée par un parc éolien situé en zone Natura 2000.
Dans cet arrêt, la Cour retient la recevabilité de l’action en réparation du préjudice moral subi du fait de la destruction « alléguée » d’espèces protégées par l’association requérante, l’effectivité de cette destruction et le délit environnemental en découlant n’ayant pas à être prouvés pour rendre recevable son recours. Puis, elle confirme la possibilité pour le juge judiciaire « saisi, sur le fondement de l'article 1240 du code civil, d'une action en responsabilité fondée sur la destruction d'une espèce sauvage protégée, de constater la violation des dispositions de l'article L. 411-2, 1°, du code de l'environnement sans justification, par les contrevenants, d'une dérogation accordée par l'autorité administrative ». Enfin, elle juge qu'en l'espèce, le délit d'atteinte à la conservation d'espèces protégées est caractérisé tant dans son élément moral (la faute d'imprudence étant suffisante) que matériel (la Cour n'ayant pas à vérifier l'atteinte portée à la conservation, celle-ci « résultant de la constatation de la destruction d'un spécimen » protégé et en l'espèce, la destruction ayant continué malgré les mesures de réduction prises), la société exploitante du parc éolien n'ayant pas sollicité de dérogation « espèces protégées ». Par suite, elle confirme la réparation du préjudice moral de l'association de défense de l'environnement.