Depuis presque 10 ans, le cabinet accompagne le Département des Bouches-du-Rhône dans la mise en oeuvre des mesures de conformité et des éventuelles exclusions pouvant être prononcées en particulier dans l'hypothèse d'un risque d'influence (art. L.2141-8 du CCP) notamment en raison de faits de corruption. Après le célèbre arrêt du 24 juin 2019 (n° 428866), le Département des Bouches-du-Rhône contribue une nouvelle fois à faire évoluer la jurisprudence avec l'arrêt du 16 février 2024 (n° 488524, conclusion N. Labrune) pour préciser les conditions temporelles de la possibilité d'opposer une exclusion facultative d'un candidat.
1. Rappel du contexte
Le Département a été victime de faits de corruption concernant l'attribution de certains marchés à bons de commande entre 2012 et 2016. Ces faits ont conduit à l'ouverture d'une instruction, la mise en examen des personnes suspectées d'avoir participé à ce pacte de corruption, puis à leur condamnation (non définitive pour celles d'entre elles ayant relevé appel) par jugement du Tribunal correctionnel de Marseille en date du 2 décembre 2022.
Parmi les personnes condamnées figure un associé majoritaire d'une société (SARL Rénovation Peinture) qui a candidaté à l'attribution d'un marché pour la construction d'un collège.
L'acheteur a notifié à l'entreprise son intention de procéder à son exclusion sur le fondement de l'article L.2141-8-1° du CCP au motif de l'influence exercée dans des procédures antérieures (celles comprises entre 2012 et 2016), en sollicitant toute explication utile au titre de la procédure contradictoire de l'article L.2141-11 du CCP.
« L'acheteur peut exclure de la procédure de passation d'un marché les personnes qui : 1° Soit ont entrepris d'influer indûment sur le processus décisionnel de l'acheteur ou d'obtenir des informations confidentielles susceptibles de leur donner un avantage indu lors de la procédure de passation du marché, ou ont fourni des informations trompeuses susceptibles d'avoir une influence déterminante sur les décisions d'exclusion, de sélection ou d'attribution (…) ».
Suite à cette demande, la société candidate a répondu que la personne condamnée pour corruption active n'était plus gérante (mais associée majoritaire) et sans possibilité d'avoir une influence sur la procédure en cours.
Ces explications n'ayant pas convaincu l'acheteur, il a été décidé de procéder à son exclusion, décision contestée en référé pré-contractuel devant le tribunal administratif de Marseille.
2. Motif de l'exclusion et annulation par le juge du référé pré-contractuel fondée sur l'absence d'influence sur des procédures récentes
Par ordonnance en date du 7 septembre 2023, le Juge des référés a annulé la décision d'exclusion et a enjoint le Département d'examiner l'offre de l'entreprise candidate, en raison du caractère trop ancien des faits (plus de 3 ans à compter de la date d'exclusion) :
- Ces dispositions permettent aux acheteurs d’exclure de la procédure de passation d’un marché public une personne qui peut être regardée, au vu d’éléments précis et circonstanciés, comme ayant, dans le cadre de la procédure de passation en cause ou dans le cadre d’autres procédures récentes de la commande publique, entrepris d’influencer la prise de décision de l’acheteur et qui n’a pas établi, en réponse à la demande que l’acheteur lui a adressée à cette fin, que son professionnalisme et sa fiabilité ne peuvent plus être mis en cause et que sa participation à la procédure n’est pas de nature à porter atteinte à l’égalité de traitement entre les candidats.
- Il résulte de l’instruction que le département, pour exclure la société Rénovation peinture de la procédure de passation en cause, s’est fondé uniquement sur le fait que l’associé majoritaire de la société, avait été déclaré coupable le 2 décembre 2022 de faits de corruption active s’étant déroulés du 1er janvier 2012 au 26 mai 2016 alors qu’il était gérant de la société, constitués par des rémunérations et avantages versés à un agent du département et un assistant à maîtrise d’ouvrage afin que ceux-ci aident à la rédaction des offres de la société Rénovation peinture ou analysent les offres en sa faveur. Le département des Bouches-du-Rhône ne fait pas valoir que lors de la procédure de passation en cause ou lors des procédures récentes, notamment celles arrivées à leur terme aux mois de février et mai 2023, au titre desquelles les offres de la société requérante ont été examinées et la société a été attributaire d’un marché, la société Rénovation peinture, ou l’un de ses associés, aurait commis les actes visés par les dispositions du 1° de l’article L. 2142-8 du code de la commande publique. Dans ces conditions les seules procédures de passation ayant fait l’objet d’une influence de la décision de l’acheteur de la part de l’associé majoritaire de la société requérante sont celles qui font certes l’objet du jugement du 2 décembre 2022, mais qui se sont déroulées au cours des années 2012 à 2016 et n’ont donc pas de caractère récent. Il suit de là, au regard de ce qui a été dit au point 4, que ni la société Rénovation peinture, ni son associé majoritaire, ne peuvent être regardés comme ayant, dans le cadre de la procédure de passation en cause ou dans le cadre d’autres procédures récentes de la commande publique, entrepris d’influencer la prise de décision de l’acheteur. Il en résulte que le département des Bouches-du-Rhône ne pouvait légalement exclure la société Rénovation peinture de la procédure de passation en cause. Par suite la décision du 11 août 2023 doit être annulée, sans qu’il y ait lieu d’examiner les autres moyens de la requête.
Comme fortement contesté lors de la plaidoirie, ce raisonnement juridique certes logique (comme souvent) conduit à ne pouvoir écarter des personnes condamnées récemment alors même que les faits sont anciens, ce qui est le plus souvent le cas en droit pénal de affaires publiques dans lesquelles de nombreuses années se sont écoulées entre les actes relevant de la prévention, l'enquête et enfin un jugement correctionnel (de 5 à 7 ans de manière courante).
Le Département des Bouches-du-Rhône a donc opportunément décidé de se pourvoir en cassation.
La Haute Juridiction, par un arrêt en date du 16 février 2024 (voir ci-dessous), permet une nouvelle fois "grâce" à cette affaire, de voir plus clair sur les conditions de mise en oeuvre de ce motif d'exclusion pour des faits en particulier de corruption.
3. Solutions à retenir
- Confirmation de l'arrêt Département des Bouches du Rhône du 26 juin 2019 : le motif d'exclusion peut concerner une personne ayant entrepris d'influencer la prise de décision dans le cadre de la procédure en cause, mais également dans le cadre de "procédures récentes".
- Point inédit : la notion de "procédures récentes" étant à borner dans le temps, le Conseil d'Etat considère que le point de départ du délai de "3 ans à compter de l'évènement concerné" (art. 57 §.7 de la directive 2014/24 UE du 26 février 2014 sur la passation des marchés publics, et qui ne figure en droit français que pour les exclusions en cas de défaillance dans l'exécution d'un précédent contrat, art. L.2141-7 du CCP), "ne peut pas prendre en compte, pour prononcer une telle exclusion, des faits commis plus de trois ans. Toutefois, lorsqu'une condamnation non définitive a été prononcée en raison de ceux-ci, cette durée de trois ans court à compter de cette condamnation". Le rapporteur public évoque dans ses conclusions un système d'éclipse : il faut peut-être lui préférer la comparaison d'un système à double rideau si la procédure d'enquête, d'instruction et in fine la condamnation dure plus de 3 ans en tout. En tout état de cause, la décision du juge des référés du Tribunal administratif de Marseille est censurée, ne pouvant dès lors se fonder uniquement sur la période de prévention des faits étalés entre 2012 et 2016 : il fallait retenir en l'espèce le jugement du tribunal correctionnel de Marseille du 2 décembre 2022, même si l'intéressé en a relevé appel (toujours pendant au moment de l'arrêt du Conseil d'Etat). A ce titre, le rapporteur public précise dans ses conclusions que " l’effet suspensif des voies de recours en matière pénale est, par construction, sans incidence sur cette décision de l’acheteur public, de sorte que ce dernier, s’il estime que les faits sanctionnés par le juge pénal sont de nature à fonder une exclusion, peut prononcer cette exclusion sans attendre que la condamnation pénale devienne définitive".
- D'ancien gérant à actionnaire majoritaire, un changement de statut à apprécier de manière circonstanciée tant par l'acheteur que le candidat concerné : en réponse à la demande de justification du Département, l'entreprise candidate a exposé que la personne condamnée (gérante au moment des faits de la prévention) ne l'était plus, mais uniquement associée majoritaire sans établir "avoir avoir pris des mesures afin que cette personne, qui détient toujours un pouvoir de contrôle de cette société en sa qualité d’associé majoritaire, ne puisse plus s’immiscer dans sa gestion. Dès lors, le département des Bouches-du-Rhône pouvait légalement estimer que les preuves ainsi apportées par la société Rénovation peinture ne sont pas de nature à démontrer sa fiabilité". Le rapport de preuve semble ainsi clairement à la charge de l'entreprise candidate dont la réponse en l'espèce n'a convaincu ni l'acheteur, ni le Conseil d'Etat. Etant précisé que la circonstance que dans une procédure antérieure et assez récente, le Département est omis d'exclure ce candidat est sans incidence sur la légalité de la décision d'exclusion dans un second temps.
Décisions à lire (voir fichiers ci-dessous).
Le cabinet accompagne les acheteurs et les entreprises dans la mise en oeuvre de leur mesure de conformité (compliance)