Alors que l’été indien semble se profiler sur une bonne partie de l’Hexagone, le 5 septembre 2022, les usagers des piscines exploitées par la Société Vert Marine, ont eu la surprise de trouver porte close, l’entreprise ayant décidé de ne pas ouvrir les équipements aquatiques qui lui ont été concédés par les collectivités publiques.
Dans le contexte économique actuel, ce cas particulier – au sujet duquel il est difficile de se prononcer en l’absence de connaissance des pièces et du contexte contractuels – pourrait malheureusement être amené à se répéter, notamment pour les équipements collectifs les plus énergivores.
Alors que 10% des piscines publiques sont exploitées dans le cadre de délégation de service public (source : France Urbaine, dans un excellent article éclairant l'ensemble des causes de l'augmentation des coûts de fonctionnement : "Piscines publiques : les granges villes tentent de contenir la flambée des prix de l'énergie, 06/09/22).
L'initiative unilatérale d'un délégataire de fermer le service public interroge grandement sur le plan juridique, économique bien sûr, et plus largement politique. Nouvelle victime de la guerre économique menée contre la Russie (appelons un chat un chat désormais), d'autres services publics pourraient rapidement devoir fermer leurs portes pour contenir l'hémorragie financière. La question de la fin de l'abondance [de service public] se pose donc, au-delà des règles d'exécution des contrats particuliers.
Il apparaît donc indispensable pour les collectivités cocontractantes de connaitre les différentes règles généralement applicables en matière d’exécution des contrats de la commande publique et ce, d’autant plus lorsqu’ils portent sur l’exécution même d’un service public – comme c’est probablement le cas de tout ou partie des contrats dont est titulaire la Société Vert Marine.
Importance de l'existence de prérogatives de puissance publique pour la collectivité déléguante
Les collectivités ne doivent pas perdre de vue qu’elles disposent de prérogatives exorbitantes de droit commun et qu’un contrat administratif est, par nature, déséquilibré à leur bénéfice.
Ce déséquilibre s’explique « naturellement » puisque le contrat administratif n’est pas un contrat comme les autres : il est le support de l’action publique, et donc de l’intérêt général. Cela est d’autant plus vrai si, comme c’est le cas pour certains contrats de la commande publique, le contrat porte sur l’exécution même du service public, régit par un impératif de continuité.
Il s’ensuit que certaines règles, généralement applicables dans le cadre de relations commerciales « classiques », de droit privé, ne trouvent pas à s’appliquer aux contrats administratifs.
Ainsi, il n’est pas possible pour le titulaire d’un contrat ayant pour objet l’exécution même du service public de procéder à sa résiliation unilatérale[1]. Plus encore, l’exception d’inexécution n’existe pas en matière de contrats administratifs. Cela signifie donc que même si la partie publique s’oppose à l’augmentation des tarifs ou encore au versement d’une indemnité, le cocontractant de l’Administration doit assurer l’exécution des prestations lui incombant.
En conséquence, et sauf le cas très particulier de la force majeure, le titulaire se place en faute s’il cesse d’exécuter ses obligations contractuelles et s’expose alors à de lourdes sanctions.
Bien évidemment, le cocontractant de l’Administration pourra se voir infliger des pénalités contractuelles. En outre, si l’inexécution persiste, il peut également s’exposer à une décision de mise en régie provisoire (ou exécution aux frais et risques) voire à une déchéance (en matière de concession) ou une résiliation à ses frais et risques (en matière de marchés publics).
Plus encore, sous réserve que certaines conditions soient remplies, le juge des référés peut lui enjoindre de se conformer à ses obligations contractuelles[2].
En d’autres termes, en refusant d’exécuter les prestations pour lesquelles il s’est engagé, le cocontractant de l’Administration s’expose à un risque financier probablement plus important que celui qu’il aurait supporté en poursuivant l’exécution du contrat, même si celle-ci est déficitaire.
Pour autant, et dans les prévisions de l'installation dans la durée de la crise actuelle, le choix unilatéral de délégataire de fermer un service public pourrait relever d'une stratégie offensive de prise en otage des usagers pour tenter d'ouvrir une phase de négociation intense après le choc de conscience de ses difficultés d'exploitation.
Le droit à indemnisation du délégataire, contrepartie de la charge des prérogatives de puissance publique
En contrepartie des prérogatives exorbitantes de l’Administration, le titulaire d’un contrat administratif peut se prévaloir d’un droit à indemnités en cas de bouleversement de l’économie du contrat.
Plus précisément, alors que pour les contrats privés, les cocontractants ont littéralement attendu plus d’un siècle[3] pour espérer[4] s’en prévaloir, la jurisprudence administrative admet de longue date l’application de la théorie de l’imprévision[5].
Ce faisant, les titulaires de contrats administratifs peuvent obtenir le versement d’une indemnité dans certaines situations « déjouant tous les calculs » initiaux des parties[6].
Il est toutefois nécessaire que certaines conditions soient remplies. En particulier, ainsi que l’a rappelé relativement récemment le Conseil d’Etat, l’indemnité d’imprévision suppose un « déficit d’exploitation » qui soit la « conséquence directe » d’un événement « imprévisible, indépendant de l’action du cocontractant de l’administration, et ayant entraîné un bouleversement de l’économie du contrat » [7].
Dans le contexte actuel, il n’apparaît pas nécessaire de revenir sur les conditions tenant à l’existence d’un déficit d’exploitation – étant toutefois rappelé qu’il ne saurait s’agir d’une simple perte ou disparition de bénéfice ou de marge[8] – ou encore sur les conditions d’imprévisibilité et d’extériorité.
En revanche, en matière de contrat de longue durée comme c’est le cas des délégations de service public, la condition tenant au bouleversement de l’économie générale du contrat mérite une attention particulière.
En effet, ce bouleversement ne saurait être apprécié à un seul instant « T » mais doit l’être au regard de la durée totale du contrat. Aussi, les bénéfices précédemment réalisés par une entreprise délégataire de service public peuvent être de nature à compenser le déficit subi pendant une courte période.
Par ailleurs, le préalable au versement d’une indemnité d’imprévision est le maintien de son exécution[9] par le cocontractant[10].
Ces différentes règles appliquées à un cas comme celui de la Société Vert Marine, bien évidemment sous réserve des stipulations et du contexte contractuels propres à chacun des contrats concernés, nous laisse à penser qu’en refusant l’ouverture des équipements qu’elle a la charge d’exploiter sur le fondement d’un contrat administratif, une entreprise s’expose à de lourdes sanctions financières qui pourraient être mises en œuvre par ses cocontractants publics.
Peut-être aurait-il été plus judicieux de solliciter, sous réserve que les conditions soient réunies, une indemnité d’imprévision… Mais c'est peut-être le but recherché par cette "opération juridique spéciale".
Le temps de la négociation et de la médiation s'ouvre à présent pour de très nombreux contrats de délégation de service public.
[1] CE, 8 octobre 2014, Société Grenke location, req. n° 370644, Rec., étant précisé que même si le contrat ne porte pas sur l’exécution même du service public, la possibilité de résiliation unilatérale du marché par le titulaire du contrat doit être prévue par les stipulations contractuelles et la personne publique dispose toujours de la possibilité d’y faire obstacle pour un motif d’intérêt général.
[2] Voir sur ce point : CE, 1er mars 2012, Société ACIP, req. n° 354628, Rec. ; CE, 29 mai 2019, Société Complétel, req. n° 428628.
[3] L’insertion de l’article 1195 du code civil date de la réforme du droit des contrats applicable depuis le 1er octobre 2016.
[4] Les parties au contrat peuvent déroger à son application, ce qui est, en pratique, souvent le cas.
[5] CE, Section, 30 mars 1916, Compagnie générale d’éclairage de Bordeaux, req. n° 59928, Rec. ; depuis codifié à l’article L. 6 du code de la commande publique.
[6] Selon l’expression utilisée par le Conseil d’Etat dans son arrêt : CE, Section, 30 mars 1916, Compagnie générale d’éclairage de Bordeaux, req. n° 59928, Rec.
[7] CE, 21 octobre 2019, Société Alliance, req. n° 419155, Rec., T.
[8] DAJ, Fiche technique « Les marchés publics confrontés à la flambée des prix et au risque de pénurie des matières premières ».
[9] CE, Sect., 5 novembre 1982, Société Propétrol, req. n° 19413, Rec.
[10] En effet, la situation d’imprévision est en principe « temporaire » et l’indemnité d’imprévision vise à compenser les pertes subies par le cocontractant pendant un temps. Dès lors que l’exécution du service n’est pas assurée, il n’est pas justifié de verser des indemnités. Il convient toutefois de préciser que cette indemnité est due même si le contrat n’est pas poursuivi jusqu’à son terme normal : CE, 10 février 2010, Société Prestaction, req. n° 301116, Rec., T.