Devoir de conseil du maître d’œuvre – L’absence de veille réglementaire peut se révéler coûteuse
Dans une décision du 10 décembre 2020 (n°432783), le Conseil d’Etat a précisé l’étendue du devoir de conseil du maître d’œuvre vis-à-vis du maître d’ouvrage, en estimant que le maître d’œuvre avait commis un manquement à cette obligation en n’avertissant pas le maître d’ouvrage de la non-conformité du bâtiment à une norme acoustique intervenue en cours de chantier.
1. Le devoir de conseil du maître d’œuvre inclut l’obligation de tenir compte d’une évolution de la réglementation technique survenue en cours de chantier
Quelle est l’étendue du devoir de conseil du maître d’œuvre vis-à-vis du maître d’ouvrage ?
Si l’étendue de cette obligation ne saurait être circonscrite à une liste exhaustive, il convient de relever qu’elle apparaît en constante évolution et qu’elle peut sembler vaste – sinon tentaculaire – au regard de la variété des cas dans lesquels un manquement au devoir de conseil du maître d’œuvre a été relevé.
Ainsi celle-ci peut-elle concerner l’état du terrain, les règles d’urbanismes applicables, la faisabilité technique de l’opération, l’enveloppe financière, la réalisation des ouvrages dans les règles de l’art… mais également les nouvelles normes techniques résultant d’une évolution réglementaire.
Plus précisément, un manquement au devoir de conseil du maître d’œuvre pourra être invoqué dès lors que ce dernier aurait dû attirer l'attention du maître d’ouvrage sur la nécessité pour lui, en vue de sauvegarder ses droits, de ne pas réceptionner l’ouvrage ou d'assortir la réception de réserves.
En l’espèce la commune de Biache-Saint-Vaast, située non loin de la ville d’Arras dans le département Nord-Pas-de-Calais, avait conclu un marché de maîtrise d'œuvre avec M. A..., architecte, pour la conception d'une « salle polyvalente à vocation principalement festive ».
Réceptionné sans réserve le 27 juillet 1999, l’ouvrage en question n’a pas manqué de se faire entendre et de soulever de vives protestations du voisinage, en raison précisément de nuisances sonores générées par son exploitation… en méconnaissance de nouvelles normes acoustiques entrées en vigueur au cours de l’exécution du chantier.
Par un arrêt du 16 mai 2019, sur appel de l’architecte condamné en première instance et sur appel incident de la commune, la cour administrative d'appel de Douai a d’une part confirmé le manquement au devoir de conseil incombant à l’architecte et réhaussé le montant du préjudice, et d’autre part retenu une faute de la commune commise dans l'exercice de ses pouvoirs de contrôle, exonératoire de la responsabilité du maître d'œuvre à hauteur de 20 % du montant du préjudice.
Saisi d’un pourvoi, le Conseil d’Etat a ainsi rappelé que « ce devoir de conseil implique que le maître d'œuvre signale au maître d'ouvrage l'entrée en vigueur, au cours de l'exécution des travaux, de toute nouvelle réglementation applicable à l'ouvrage, afin que celui-ci puisse éventuellement ne pas prononcer la réception et décider des travaux nécessaires à la mise en conformité de l'ouvrage » (arrêt commenté, point 4).
Le devoir de conseil du maître d’œuvre constitue ainsi une obligation ancienne (CE, 15 décembre 1965, Ministre de la construction c/ Société générale d’études techniques et industrielles et autres, n° 64753, p. 690 ; 13 juillet 1966, Association syndicale de reconstruction de Vire, n° 66928, p. 502) dont le champ n’est ainsi pas circonscrit aux malfaçons pouvant relever de la garantie décennale mais s’étend à tous les vices apparents ou dont le maître d’œuvre avait connaissance, et susceptibles de faire obstacle à une réception sans réserve.
Or en l’espèce, le juge administratif a ainsi logiquement retenu que l’architecte s'était abstenu de signaler au maître de l'ouvrage le contenu de nouvelles normes acoustiques et leur nécessaire impact sur le projet, et de l'alerter de la non-conformité de la salle polyvalente à ces normes lors des opérations de réception alors qu'il en avait eu connaissance en cours de chantier.
Il en serait allé différemment si une telle réglementation était entrée en vigueur après la réalisation de l’ouvrage. « Nul n’étant censé ignorer la loi », la Haute juridiction a en outre confirmé la faute partiellement exonératoire commise dans l'exercice de ses pouvoirs de contrôle par la commune, qui était censée être au fait de la nouvelle réglementation, mais à laquelle aucun reproche ne pouvait être adressé dans l'estimation de ses besoins ou dans la conception même du marché (arrêt commenté, point 5).
2. Un délai de prescription de 19 ans, résultant d’une interprétation autonome du régime transitoire issu de la réforme sur la prescription civile
En amont de la question de l’étendue du devoir de conseil du maître d’œuvre, s’est posée celle de savoir s’il était encore possible de discuter d’une telle étendue au regard de la date de réception des travaux, prononcée le 27 juillet 1999.
Or à cette date, la législation applicable résultait de l’article 2262 du code civil, aux termes duquel « Toutes les actions, tant réelles que personnelles, sont prescrites par trente ans, sans que celui qui allègue cette prescription soit obligé d'en rapporter un titre ou qu'on puisse lui opposer l'exception déduite de la mauvaise foi ».
Depuis lors, la situation devait nécessairement être bousculée par l’entrée en vigueur de la réforme de la prescription civile, mise en œuvre par la loi la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 et réduisant le délai à dix ans. Ainsi le recours juridictionnel exercé par la commune le 28 mai 2014 devait-il être regardé comme tardif de près de cinq ans ? Les règles transitoires de la loi du 17 juin 2008 devait-elle être interprétées comme s’appliquant aux délais de prescription en cours ?
Le Conseil d’Etat précise « qu’à la date de réception des travaux, le 27 juillet 1999, il résultait des principes dont s'inspirait l'article 2262 précité du code civil, que l'action du maître d'ouvrage tendant à la mise en jeu de la responsabilité contractuelle des constructeurs se prescrivait par trente ans. Aucune règle applicable en droit public n'avait pour effet de limiter à dix ans le délai dans lequel cette responsabilité était susceptible d'être recherchée » (arrêt commenté, point 3).
Par le truchement des « principes dont s’inspirait » les dispositions du code civil, le Conseil d’Etat a réaffirmé une interprétation autonome du code civil et une divergence avec celle qui avait été retenue par son homologue de l’ordre judiciaire. La Cour de cassation avait en effet construit de longue date une interprétation excluant l’article 2262 du code civil et recherchant l’uniformisation des délais applicables à la responsabilité contractuelle des constructeurs, bien avant la réforme de la prescription civile. Celle-ci avait ainsi anticipé la solution suivant laquelle toute action en responsabilité contractuelle de droit commun dirigée contre le constructeur était soumise à un délai de 10 ans à compter de la réception des travaux, y compris dans le cas d’un manquement au devoir de conseil (arrêt « Grobost » : Civ. 3ème, 16 octobre 2002, n°s 01-10482).
Doublée de la formule on ne peut plus explicite suivant laquelle « aucune règle applicable en droit public… », le Conseil d’Etat a ainsi opté pour une solution tenant compte – sans l’anticiper – de la loi sur la réforme de la prescription, en fixant le début du délai décennal au jour de son entrée en vigueur.
Ainsi contrairement à ce qui a été soutenu par l’architecte, regrettant probablement cette divergence entre les règles applicables aux marchés privés et publics, le délai de prescription de l’action en responsabilité contractuelle retenu était donc de… 19 ans.
CE, 20 décembre 2020, M. A… c. commune de Biache-Saint-Vaast, n° 432783.