"Bien-être au travail", "Diversité/égalité des chances", "Lutte contre le harcèlement" : des critères de sélection des offres avant-gardistes validés par le juge de l'Union européenne
Par une décision « Sophia Group » du 10 février 2021 (T‑578/19), le Tribunal de l’Union Européenne (1ère instance) a pour le moins surpris, en validant entièrement la procédure de passation d’un marché public de services du Parlement européen, après avoir retenu que les critères fixés – parmi lesquels le "bien-être au travail", la "diversité/égalité des chances" ou encore la "lutte contre le harcèlement" relevaient bien de l’analyse des offres d’une part, et n’étaient pas dépourvus de lien avec l’objet du contrat d’autre part.
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Marché public de services et critères de sélection des offres innovants pour le siège du Parlement européen
Le 1er avril 2019, le Parlement européen avait publié, au Supplément au Journal officiel de l’Union européenne, un avis de marché de services d’assistance à la « gestion des bâtiments occupés par le Parlement européen à Bruxelles, Luxembourg et Strasbourg », visant notamment à centraliser toutes les demandes et réclamations des occupants de l’ensemble des bâtiments constituant les différents sites du Parlement et qui, en fonction des éléments et des informations reçues, déclenchent les interventions nécessaires.
Les critères d’attribution pour le lot n°1 prévoyaient que le marché serait attribué, non à l’offre la moins chère, mais à l’offre qui présenterait le meilleur rapport qualité-prix. Les critères d’attribution pour le lot n° 1 comprenaient en effet, outre le critère de prix, permettant d’obtenir un maximum de 60 points, neuf critères qualitatifs, permettant chacun d’obtenir, respectivement, un maximum de trois points (critères n° 1 à 4), de cinq points (critères n° 5 à 8) et de huit points (critère n°9), soit un maximum de 40 points décrits comme suit :
Critère Qualité 1 – Diversité/égalité des chances : 3 points
Critère Qualité 2 – Lutte contre le harcèlement : 3 points
Critère Qualité 3 – Inclusion de personnes en situation de handicap : 3 points
Critère Qualité 4 – Bien-être au travail : 3 points
Critère Qualité 5 – Formation : 5 points
Critère Qualité 6 – Certification « système qualité » : ISO 9001 ou équivalent : 5 points
Critère Qualité 7 – Certification « système de gestion de la sécurité de l’information » : certification ISO/CEI 27001, ou équivalent : 5 points
Critère Qualité 8 – Certification « système de gestion d’un service informatique » : certification ITIL, ou équivalent : 5 points
Critère Qualité 9 – Manuel de conduite et des procédures. : 8 points
Total Points Qualité (40 points maximum) : 40 points
Il est acquis de longue date que la commande publique ne se limite pas au seul critère du prix, et qu’elle vise à sélectionner l’offre économiquement la plus avantageuse, compte tenu d’une variété de critères précis, non discriminatoires et présentant un lien avec l’objet du marché.
A ce titre néanmoins et comme le soulèvent les professeurs Richer et Lichère, « la jurisprudence comme la politique de l’UE favorisent désormais l’achat « responsable » dans le cadre de la politique de l’environnement et sociale », bousculant ainsi la pratique et parfois même, le droit national. L’affaire « Sophia Group » commentée (TUE, 10 février 2021, Sophia Group c/ Parlement européen, T‑578/19) en constitue une remarquable illustration.
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Débat sur la mise en œuvre des critères tenant compte de considérations « sociales »
Evincée de la conclusion du marché, la société Sophia Group a saisi le Tribunal de l’Union européenne d’un recours tendant notamment à l’annulation de l’attribution du marché et le cas échéant, du contrat conclu avec la société attributaire. A l’appui de son recours, la société requérante invoquait très justement trois séries de moyens :
- Premièrement, une confusion entre les critères d’analyse des offres (« critères d’attribution ») et les critères d’admission des candidatures (« critères de sélection ») aurait été opérée ;
- Deuxièmement, les critères d’attribution qualitatifs ne seraient pas liés à l’objet du marché en cause ;
- Troisièmement, les capacités techniques et professionnelles des soumissionnaires n’auraient pas été définies de façon adéquate.
L’ensemble de ces moyens a été écarté par le tribunal au terme d’une motivation dense, exposant en premier lieu l’évolution favorable du droit dérivé de l’Union européenne et de sa jurisprudence, avant de faire une application, point par point, d’une interprétation résolument souple des principes applicables.
S’agissant du premier moyen tenant à la confusion entre l’examen des candidatures et l’analyse des offres : le tribunal a rappelé que les critères de sélection sont strictement liés à l’évaluation des candidats ou des soumissionnaires et que les critères d’attribution sont strictement liés à l’évaluation des offres, conformément au considérant 107 du règlement 2018/1046.
Néanmoins, un critère évaluant les compétences techniques et l’expérience professionnelle, ainsi que l’organisation de l’équipe affectée à l’exécution du marché peut dans certaines situations, constituer un critère d’analyse des offres (Tribunal UE, 24 avril 2013, Evropaïki Dynamiki/Commission, T‑32/08, point 64 ; 13 décembre 2016, European Dynamics Luxembourg, T‑764/14, point 60).
En l’espèce, le juge de l’Union retient ainsi que les critères 1 à 4 concernent les caractéristiques sociales et l’organisation du personnel assigné à l’exécution du marché, en exposant que « par le biais de ces critères, le Parlement a indiqué souhaiter, dans le cadre de son large pouvoir d’appréciation quant aux éléments à prendre en considération en vue de la prise d’une décision de passer un marché sur appel d’offres, prendre en compte la responsabilité sociale et les sensibilités auxquelles les opérateurs économiques, le personnel impliqué dans l’exécution du marché ainsi que le pouvoir adjudicateur doivent faire face » (décision commentée, point 64).
Il en va de même pour la mise en œuvre de critères de sélection des offres fondés sur l’obtention d’une certification précise ou équivalente, dès lors que de tels critères visent en l’espèce à « assurer une prestation d’un niveau de qualité plus élevé de la part de l’attributaire, par le biais de certifications attestant des standards de qualité suivis par l’attributaire en termes, respectivement, de management de la qualité, de management de la sécurité de l’information et de gestion informatique » (décision commentée, point 71).
Ainsi ces critères constituent bien des critères d’analyse des offres, conformément au large éventail de critères formulé à l’article 21.1 de l’annexe l du règlement 2018/1046.
De façon pratique, l’interprétation exposée par le juge de l’Union admet ainsi qu’un acheteur public puisse « opter », suivant le contenu du cahier des charges et du règlement de la consultation qu’il aura soigneusement élaboré, entre l’intégration de certaines de ces considérations au rang des critères d’admission des candidatures ou au rang des critères d’analyse des offres.
En exprimant ainsi l’exigence de certifications au rang des critères d’analyse des offres, l’acheteur permet ainsi aux candidats qui en sont dépourvus de participer tout de même à la consultation et d’obtenir une position dans le classement final. De la sorte l’importance attachée à la performance en termes de management et d'organisation ne constitue pas une étape couperet – désignant l’admission ou la non-admission de la candidature, ou encore un niveau minimum de capacité grossièrement éliminatoire – mais trouve une place adéquatement pondérée au sein des critères d’analyse des offres.
C’est en ce sens que l’on peut lire « qu’en outre, compte tenu de la nature des services à fournir, les critères qualitatifs n° 6 à 8 ne paraissent pas indispensables pour assurer la sélection d’un soumissionnaire capable d’une exécution correcte de ces services » (décision commentée, point 73).
Ceci étant précisé, encore convient-il que de tels critères de sélection des offres présentent un lien avec l’objet du marché.
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L’appréciation souple du « lien » avec l’objet du marché
Il s’agit ici d’un point de débat essentiel s’agissant de la mise en œuvre de critères intégrant des considérations sociales et environnementales.
A cet égard, le juge de l’Union prend soin de rappeler que chacun des critères d’attribution retenus par le pouvoir adjudicateur afin d’identifier l’offre économiquement la plus avantageuse ne doit pas nécessairement être de nature purement économique (CJUE, 17 septembre 2002, Concordia Bus Finland, C‑513/99, point 55 ; 4 décembre 2003, EVN et Wienstrom, C‑448/01, point 32).
Il n’est donc pas requis qu’un critère d’attribution porte sur une caractéristique intrinsèque d’un produit, c’est-à-dire un élément qui s’incorpore matériellement dans celui-ci. Ainsi, la CJUE avait par exemple jugé que la réglementation de l’Union en matière de marchés publics ne s’oppose pas à ce que, dans le cadre d’un marché de fourniture d’électricité, le pouvoir adjudicateur retienne un critère d’attribution consistant dans le fait que l’électricité soit produite à partir de sources d’énergie renouvelables (CJUE, 4 décembre 2003, EVN et Wienstrom, C‑448/01, point 34), ni, en principe, à ce qu’un tel critère vise le fait qu’un produit soit issu du commerce équitable (CJUE, 10 mai 2012, « Max Havelaar et société Eko », C‑368/10, point 91), sous réserve d'un lien suffisant avec l'objet du marché.
Qu’en est-il en l’espèce ? Le juge relève que le personnel constitue la ressource principale de l’activité devant être exécutée dans le cadre du marché (décision commentée, point 109), et que le cahier des charges ne requiert des informations sur les politiques concernées qu’en ce qu’elles seront « appliquées au présent marché pendant toute la durée du contrat ».
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La commande publique comme outil d’expression des valeurs de l’Union européenne
En outre et par un obiter dictum qui mérite d’être relevé, le juge de l’Union souligne que le pouvoir adjudicateur peut faire usage de critères tenant compte de considérations attachées aux droits octroyés au personnel, « eu égard, notamment, au fait que, en vertu de l’article 2 TUE, l’Union est fondée sur la valeur de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités et que les articles 9 et 10 TFUE prévoient que, dans la définition et la mise en œuvre de ses politiques et actions, l’Union prend en compte la lutte contre l’exclusion sociale et cherche à combattre toute discrimination fondée sur un handicap. »
Alors que le débat relatif à la prise en compte des libertés publiques dans le processus de fabrication revient sur le devant de la scène, au travers notamment des accusations récentes concernant l’entreprise Huawei ainsi que 83 grands fabricants soupçonnés d’avoir recours au travail de forcé de minorités en Chine, la décision du Tribunal de l’Union européenne prend ainsi une résonance particulière en réaffirmant que la commande publique peut également contribuer à la promotion du respect des droits de l’Homme par les opérateurs économiques.
Sous réserve d'une confirmation par la Cour de Justice de l'Union Européenne en cas de recours contre cette décision du TUE, une telle position pourrait ainsi être de nature à faire évoluer la jurisprudence du Conseil d’Etat qui, pour l’heure, semble retenir une interprétation plus stricte du lien avec l’objet du marché.
A cet égard, le rapporteur public Gilles Pellissier exposait récemment que « le lien avec l’objet du marché garantit que les critères permettent effectivement de sélectionner des offres et non des candidats. Les performances sociales et environnementales peuvent être une valeur ajoutée aux prestations proposées par les candidats mais non une source de discrimination entre les entreprises. Non seulement ce n’est pas l’objet de la commande publique, mais cela conduirait à une immixtion illégale des pouvoirs publics dans la gestion des entreprises qui, par ailleurs, respectent les lois et règlements, ce que d’autres dispositions permettre de garantir » (conclusions sur CE, 28 mai 2018, Nantes Métropole, n° 417580, Rec.).
Depuis sa solution rejetant toute intégration des considérations sociales (CE, 25 juillet 2001, Commune de Gravelines, n° 229666, Rec.), le Conseil d’Etat avait impulsé une évolution allant résolument dans le sens d’une ouverture (CE, 25 mars 2013, Département de l’Isère, n° 364950, Rec.) et semble aujourd’hui invité à marquer une nouvelle progression en la matière.
Ainsi le débat sur la prise en compte des considérations sociales et environnementales promet de nouveaux développements en droit national dès lors que la loi Climat et Résilience sera promulguée, cette prise en compte impose en tout état de cause une rédaction méticuleuse des documents de la consultation, les acheteurs devant s’assurer que la sélection ne porte pas sur la « politique générale de l’entreprise » mais bien sur les prestations mises en œuvre pour répondre au besoin défini dans le cahier des charges, au point qu’il apparait quasi-incontournable de les intégrer également comme conditions d’exécution.
Nul doute que de nouvelles perspectives s'ouvrent pour la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) qui pourra mieux être prise en considération dans les procédures de passation des contrats de la commande publique.
Tribunal UE, 10 février 2021, Sophia Group c. Parlement européen, T‑578/19.