Par une décision en date du 25 mai 2018 (CE, 25 mai 2018, Nantes Métropole, n° 417580, Rec.), le Conseil d’Etat apporte des précisions sur l’appréciation de la régularité du critère social, et en limite d'autant la portée, en jugeant que :
« si l'acheteur peut, pour sélectionner l'offre économiquement la plus avantageuse, mettre en œuvre des critères comprenant des aspects sociaux, c'est à la condition, notamment, qu'ils soient liés à l'objet du marché ou à ses conditions d’exécution ; qu'à cet égard, des critères à caractère social, relatifs notamment à l'emploi, aux conditions de travail ou à l'insertion professionnelle des personnes en difficulté, peuvent concerner toutes les activités des entreprises soumissionnaires, pour autant qu'elles concourent à la réalisation des prestations prévues par le marché ; que ces dispositions n'ont, en revanche, ni pour objet ni pour effet de permettre l'utilisation d'un critère relatif à la politique générale de l'entreprise en matière sociale, apprécié au regard de l'ensemble de son activité et indistinctement applicable à l'ensemble des marchés de l'acheteur, indépendamment de l'objet ou des conditions propres au marché en cause ».
Ainsi, la Haute juridiction fait preuve d’une plus grande souplesse quant à l’appréciation du lien entre le critère d’attribution et l’objet du marché ou ses conditions d’exécution (I) mais rappelle la limite tenant à l’interdiction de mettre en œuvre un critère relatif à la politique générale de l’entreprise indépendamment de l’objet ou des conditions propres au marché en cause (II).
Appréciation du lien entre le critère d’attribution et l’objet du marché ou ses conditions d’exécution
Classiquement, le Conseil d’Etat rappelle que la mise en œuvre du critère social est régulière dès lors qu’il est lié à l’objet du marché ou à ses conditions d’exécution.
Cependant, l’appréciation de ce lien doit désormais être effectuée au regard des dispositions de l’article 38 de l’ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics, aux termes duquel notamment :
« Sont réputées liées à l'objet du marché public les conditions d'exécution qui se rapportent aux travaux, fournitures ou services à fournir en application du marché public, à quelque égard que ce soit et à n'importe quel stade de leur cycle de vie, y compris les facteurs intervenant dans le processus spécifique de production, de fourniture ou de commercialisation de ces travaux, fournitures ou services ou un processus spécifique lié à un autre stade de leur cycle de vie, même lorsque ces facteurs ne ressortent pas des qualités intrinsèques de ces travaux, fournitures ou services. »
On le perçoit, l’ordonnance n° 2015-899 vise à favoriser une interprétation large du lien avec l’objet du marché.
Aussi, alors que sous l’empire des dispositions antérieurement applicables, le Conseil d’Etat exigeait, par exemple pour la mise en œuvre d’un critère lié à l’insertion social, que le marché puisse être exécuté, « au moins en partie, par des personnels engagés dans une démarche d’insertion » (CE, 25 mars 2013, département de l’Isère, req. n° 364950, Rec.), ce critère peut désormais concerner « toutes les activités des entreprises soumissionnaires, pour autant qu'elles concourent à la réalisation des prestations prévues par le marché ».
Par voie de conséquence, le critère social pourra être mis en œuvre non plus seulement dans le cadre de marchés pouvant être exécutés par des personnes engagées dans une démarche d’insertion mais également dès lors que l’une des activités de l’entreprise, concourant à la réalisation des prestations prévues par le marché, peut être concernée par la démarche d’insertion.
Il pourra par exemple s’agir de « fonctions support » qui bien que n’exécutant pas le cœur de l’objet du marché sont nécessaires à sa bonne exécution.
En d’autres termes, cette jurisprudence élargit considérablement les possibilités de mise en œuvre du critère social qui était auparavant l’apanage des marchés de travaux ou de prestations de service de nettoyage.
Néanmoins, la notion de lien avec l’objet du marché ou ses conditions d’exécution comporte une limite.
Limite tenant à l’interdiction de mettre en œuvre un critère relatif à la politique générale de l’entreprise
Le Conseil d’Etat a confirmé l’analyse du juge des référés du Tribunal de Nantes qui, s’étant livré à un examen précis des éléments d’appréciation pris en compte par l’acheteur dans le cadre de la mise en œuvre de ce critère d’attribution, a considéré que ledit critère « ne concerne pas seulement les conditions dans lesquelles les entreprises candidates exécuteraient l'accord-cadre en litige mais porte sur l'ensemble de leur activité et a pour objectif d'évaluer leur politique générale en matière sociale ».
Ce motif a conduit à l’annulation de la procédure de passation litigieuse.
Il s’agit là de l’application d’une solution classique déjà mise au jour sous l’empire des anciennes dispositions applicables en matière de marchés.
En effet, la jurisprudence nationale (voir par exemple pour un critère relatif à la qualification professionnelle des entreprises : CE, 29 décembre 2006, société Bertele SNC, req. n° 273783, Rec., T. ; voir à propos de la mise en œuvre d’un critère relatif à la présentation des entreprises : CE, 11 mars 2013, AP-HP, req. n° 364706) comme de droit de l’Union européenne (CJCE, 20 septembre 1998, Beentjes, aff. C-31/87, points 17 et 18) ont déjà eu l’occasion de sanctionner la prise en compte, au stade de l’analyse des offres, de critères se rapportant à la capacité des candidats ou plus largement, à « tout ce qui fait la valeur de l’entreprise indépendamment du contenu de son offre » (N. Boulouis, concl. lues sur CE, 29 décembre 2006, société Bertele SNC, req. n° 273783, Rec., T. : BJCP 2007, p. 97).
Dans ce cadre, le Conseil d’Etat avait déjà censuré le recours au critère relatif à la politique sociale de l’entreprise (CE, 15 février 2013, société Derichebourg polyurbaine, req. n° 363921).
Perspectives finalement positives pour les critères de développement durable (critères environnementaux et sociaux)
Il semblerait donc qu'à travers cette appréciation sur le critère "RSE", le Conseil d’Etat fasse preuve d’une plus grande rigueur à l’égard des acheteurs car, dans cette affaire, le critère était seulement partiellement irrégulier car il concernait en partie les conditions d’exécution du marché.
Ce qui conduit de prime abord à ce sentiment d'une forme de désenchantement pour les acheteurs soucieux du développement d'une commande publique tournée vers le renforcement de la responsabilité sociale des entreprises mais plus généralement vers une commande publique plus solidaire.
Pour autant, si les critères environnementaux et sociaux sont donc bien à prévoir dans le cadre de lien avec l'objet du marché (ce qui n'est évidemment pas nouveau), par contre, et contrairement à de nombreux commentaires déjà paru, et plutôt que de voir le verre à moitié vide (certains articles évoquent même que le Conseil d'Etat rejette l'utilisation des critères RSE dans les marchés publics - voir MTP du 8 juin 2018), il faut encourager les acheteurs à faire cette nécessaire démonstration du lien avec « toutes les activités des entreprises soumissionnaires, pour autant qu'elles concourent à la réalisation des prestations prévues par le marché » ce qui peut alors s'analyser finalement plus largement qu'une appréciation stricte du rapport de causalité avec le seul objet du marché. Ce que le Conseil d'Etat rejette, ce sont les mauvaises conditions de mise en oeuvre des critères sociaux et environnementaux, bref, les mauvaises rédactions. Il ne faut donc pas jeter le bébé avec l'eau du bain.
Ce qui est sanctionné est peut être également lié à une insuffisance d'analyse fonctionnelle du besoin qui doit présider à la définition de sa stratégie d'achat et alors seulement, de son cahier des charges. Les clauses types et péremptoires, certes pavées de bonnes intentions, en sont alors pour leurs frais ! Et l'analyse à froid peut conduire à sécuriser ce travail de démonstration du lien avec les "activités concourant avec la réalisation des prestations du marché".
Contrairement à ce que certains peuvent - mal - penser, il n'y a pas d'opposition entre la fonction d'acheteur et le droit de la commande publique ; ce dernier impose simplement plus de rigueur dans l'appréciation de la validité des critères d'attribution environnementaux et sociaux.
En ce sens, bien compris, l'arrêt du Conseil d'Etat est un facteur de vraie sécurisation des conditions de mise en oeuvre d'une commande publique vertueuse.
Nicolas CHARREL, Avocat associé au barreau de Paris et à la Cour du Luxembourg
Ariane BARDOUX, Avocate au barreau de Paris